Catégorie: "Souvenirs"

Les "Déambulations parisiennes" de Milan

Le 11 Mai 2020 par LouJac Réagir (2) » Partage » Partagez cet article sur Facebook

Après les souvenirs de sa scolarité primaire et secondaire en France (*) Milan nous relaté son arrivée dans le système scolaire américain (*). Suivons le cette fois dans le récit d'une balade lors d'un retour à Paris (*). Ce billet clôt (provisoirement ?) le "cycle Milan".

-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

« Alors, M’sieur, j’vous sers un autre demi » ?
« Non, merci. Au milieu de la journée, un ça va, mais deux bonjour la siesta, et j’voudrais quand même pas m’endormir ici sur ma chaise. L’addition s’il-vous-plaît ».

  Il fait du soleil en cet après-midi de juillet 85. Je quitte la terrasse d’un café où je me suis régalé d’un croustillant beurre-camembert accompagné d’une bière bien fraîche et mousseuse. Je profite de mes vacances d’enseignant de français aux Etats-Unis pour flâner dans divers quartiers de Paris, certains où j’ai déjà vécu dans le passé, d’autres que je découvre pour la première fois au hasard de mes balades. Et, me laissant ainsi porter par mes pas, je suis presque toujours récompensé par des découvertes inattendues. La ville en offre une manne inépuisable. Il suffit de s’ouvrir les yeux, les oreilles, et surtout le cœur et l’esprit. C’est ce que faisait l’éminent écrivain bilingue franco-américain Julien Green, membre de l’Académie Française, promeneur invétéré, et auteur d’un magnifique recueil de vignettes intitulé tout simplement Paris, en hommage à sa ville adorée. Dans l’une des plus mémorables et des plus touchantes, faisant fi des merveilles traditionnelles de la capitale, il brosse le portrait d’un… clochard installé sur un banc près d’un ministère, Boulevard Saint-Germain, avec devant lui un landau quelque peu cabossé dans lequel dort sereinement un gros chien, au milieu des chiffons et du bric-à-brac de son vénérable maître.

  Aujourd’hui donc je marche dans une rue apparemment banale qui débouche sur la Place d’Italie, en fredonnant dans ma tête le célèbre refrain de Mouloudji «Le long des rues de Paris, mon Paris, si joli…». Soudain, je tombe sur la vitrine d’une minuscule bibliothèque municipale de quartier, coincée là entre une cordonnerie et une boulangerie — à l’initiative peut-être du ministre de la culture André Malraux dans les années soixante « pour rendre le savoir plus accessible au peuple » ?

  Dans la vitrine, je remarque deux livres installés côte à côte. L’un, comme par coïncidence en cette journée de déambulation parisienne, a pour auteur Julien Green et est intitulé Le Langage et son double; l’autre, du même auteur, The Language and its Shadow. Visiblement une auto-traduction. « Pas mal comme trouvaille », me dis-je, « shadow pour double » ! Par contre, déformation professionnelle oblige, une énorme erreur me saute aux yeux: 169.3 !!! J’ai le réflexe, comme pour mes corrigés de rédactions à l’encre verte, de vouloir inscrire ce chiffre sous le titre anglais. C’est la référence dans l’incontournable manuel que j’utilise depuis toujours à partir du quatrième semestre, French for Oral and Written Review, par Carlut et Meiden, pour guider les élèves vers une explication de leurs erreurs. Evaluation formative, comme l’on dit dans le jargon du métier. L’évaluation sommative vient après, quand ces corrections me sont rendues, et cette fois les fautes qui persistent sont indiquées en rouge. Tel est mon système d’en-saignement, que je ne prétends pas meilleur que d’autres, mais qui me convient et me donne bonne conscience tout en me libérant: Procurer à chaque élève l’opportunité d’apprendre à partir de ses erreurs individuelles. Voilà l’approche à laquelle j’aurais sans doute dû moi-même souscrire pour mon apprentissage du slovaque, la langue de ma famille, si mélodieuse, mais que je continue à massacrer par faute de l’étudier plus sérieusement, surtout la grammaire. Je n’ai donc pas à chercher bien loin pour trouver un cas exemplaire d’ “arrested development” et, en connaissance de cause, j’exhorte mes élèves à ne pas me suivre dans la même voie.

  Julien Green et/ou son éditeur verraient p. 169.3 dans FOWR qu’en anglais l’article défini est omis lorsqu’en français il indique une idée générale. Ainsi, The Language and its Shadow pour Le Langage et son double, équivaut à dire The Life is Beautiful pour La Vie est belle. Erreur élémentaire, très fréquente, et somme toute prévisible comme le sont la plupart des transgressions bilingues. En tout cas mortifiante lorsqu’imprimée en grosses lettres sur la couverture d’un livre.

  Renseignement pris à l’intérieur de la bibliothèque, il s’agit en fait d’un seul et même volume en deux versions intégrales, à couvertures recto verso, à lire en le renversant — sorte de défi d’édition, comme pour le différencier de la traditionnelle lecture bilingue en vis-à-vis. De quoi donner inutilement le tournis!

  Que faire? Attirer l’attention de l’éditeur sur cette erreur afin de la corriger, ou laisser filer, en espérant que personne ne la remarquera ni n’osera la révéler? C’est l’attitude que j’adopte après avoir tergiversé, celle de laisser tomber, car j’admire trop Julien Green pour lui infliger une telle peine. Et puis, tiens, que dire de mes bévues à moi, par exemple « l’eau était pollutée » ou « please extinguish the TV », ou encore « Ma psychologiste m’a diagnosé comme obsessionnel compulsif », erreurs que l’on nomme par le terme douloureux de « contamination linguistique », hantise des bilingues et des puristes. Je remercie à cet égard celles et ceux de mes interlocuteurs qui, au cours du temps, ont eu la délicatesse de ne pas me faire remarquer mes errements. Je me serais bien passé par exemple de la taquinerie d’un ami parisien qui, suite à ma perle « C’est une mauvaise combination », m’avait rétorqué « Comment qu’ c’est qu’ tu baragouines en français depuis qu’ tu vis en Amérique? ». Lapsus qui n’a rien à voir avec le franglais ou l’englench, car purement accidentel, mais d’autant plus préoccupant.

  Julien Green, né avec le siècle, est décédé en 1998 au bel âge de 98 ans. J’espère que suffisamment de temps s’est écoulé depuis pour que ce fichu definite article, somme toute dérisoire, mais néanmoins pérennisé sur papier bible dans ses Oeuvres Complètes de la Pléiade, ne le blesse pas trop dans son repos. Pour pousser dans la caricature cela aurait pu être pire encore avec un déconcertant mais ô combien fréquent… Language and it’s Shadow.

  Mais assez de ces obsessions professionnelles. Ma psy a sans doute raison. Je suis sensé être en vacances et ne pas penser à ces choses-là. Après avoir beaucoup marché dans les rues de la Rive Gauche et du Quartier Latin depuis ma découverte de la petite bibliothèque, j’aperçois non loin de moi un kiosque à journaux et la terrasse accueillante d’un café-restaurant. Fourbu, je décide de m’y installer pour regarder passer les gens et lire Le Monde en consommant une autre bière avec cette fois une assiettée de moules et de frites. Quitte à somnoler ensuite avec mon journal entre les mains.

Milan Kovacovic
(1942-2020)

-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

Milan et moi ne nous sommes pas rencontrés lors de sa visite à Paris en 1985. C'est trente ans plus tard, en juillet 2015, que la photo de Milan ci-dessus a été prise lors d'une petite excursion en compagnie de Zach sur la Butte des châtaigniers à Argenteuil.