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Scolarité américaine : la stupéfaction

Le 27 Avr 2020 par Jac Lou Réagir (2) » Partage » Partagez cet article sur Facebook

Après les souvenirs de sa scolarité primaire dans le petit village de Saint-Aquilin-de-Passy dans l'Eure (*), Milan nous a raconté son passage à l'internat du lycée de Saint-Gemain-en-Laye (*). Voici un sixième extrait qui relate son arrivée aux USA (*).

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  J'avais quitté la France pendant le dernier trimestre de mon année de troisième. Après les quelques semaines de battement de la traversée, puis le bref séjour à New-York, et finalement le voyage en train et l’installation à Chicago, j'étais confiant (ou inconscient ?) et prêt : A nous deux, l'Amérique !

  A Chicago, j’ai commencé ma scolarité américaine à la fin avril 1956, quelques jours avant mon quatorzième anniversaire, et les cours finissaient déjà le onze juin. Mon affectation se déroula de manière nette et directe : on m'intégra tout simplement à mon groupe d'âge, en “huitième” dans le système américain, numéroté à l'inverse du français. Je ne serais plus comme auparavant au lycée de garçons de Saint-Germain-en-Laye le benjamin de la classe.

  Pour le premier jour je tenais à faire bonne impression, je ne savais pas à quoi m'attendre, je m'étais soigneusement préparé. J'avais essayé plusieurs tenues vestimentaires, hésité pour un costume rayé-cravate à pois (“sapé la mort, Kovaco” imaginais-je mes copains murmurer de l'autre côté de l'Atlantique), puis finalement opté pour une chemise blanche à col ouvert avec foulard de soie, pantalon de toile, et chaussures en daim genre britannique. Parfait sosie vestimentaire d'Alec Wildenstein, dont j’héritais la garde-robe new-yorkaise chaque année à son retour à Paris, j'avais l'air d'un fils de milliardaire, d'un jeune monsieur.

  J'étais tenté aussi par une transformation radicale, en affichant une allure différente, un peu « voyoue » à la James Dean, l’une de mes deux idoles américaines à l’époque avec le trompettiste de jazz Miles Davis. Mais pour cela il m'aurait fallu un blouson en cuir à col relevé, et je n’avais pas pour le moment assez d’argent. Ce serait pour plus tard... Dans un magasin de fournitures scolaires qui m’avait semblé bien décevant comparé à ma librairie-papeterie favorite de Paris, Gibert Jeune au Quartier Latin, j'avais cependant fait une découverte agréable : les cahiers américains à lignes horizontales discrètes (wide ruled), préférables à mon goût aux cahiers français trop durement quadrillés. Mieux encore, j'aurais aimé la liberté complète de pages toutes blanches, mais on n'en trouvait pas. J'allais enfin pouvoir étrenner mon stylo Parker, cadeau porte-bonheur offert par Madame Perret avant le départ de Paris, avec ses dernières objections : « Quelle erreur tragique de partir comme ça à l'aventure et de tout abandonner. Elle est folle, archi-folle ta mère. J’ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi têtu. J'ai tout fait pour la dissuader, mais y avait pas moyen, elle voulait rien savoir. »

  Ah, Madame Perret, combien son geste m'avait touché, surtout compte-tenu de mon remords concernant la boîte à compas que son mari m’avait offerte trois ans plus tôt, et que j’avais stupidement troquée avec un camarade contre une cartouche de cigarettes (Mea culpa ! Le célèbre architecte avait bel et bien remis des perles à un cochon). Elle avait dû remarquer l'envie dans mes yeux lorsque, pour se détendre de la correspondance qu’elle avait toujours à rédiger, elle venait faire un tour dans la cuisine d’Olga et, me retrouvant attablé devant ma sempiternelle pile d’illustrés, elle brandissait son stylo, comme pour ponctuer ses exhortations irritantes, mais pourtant bien intentionnées, face à mon inertie : “Arrête, arrête de gaspiller ton temps ! Apprends quelque chose au moins ! Va visiter la maison de Balzac à côté, ou pousse un peu plus loin jusqu’au Musée de l’Homme si tu veux !” Cette dernière suggestion me tentait : j’étais fasciné par tout ce que contenait ce magnifique musée sis face à la Tour Eiffel dans l’aile droite du Palais de Chaillot, en particulier les totems indiens et les têtes réduites des Jivaros.

  J'admirais la vivacité d'esprit de Madame Perret, ses jugements péremptoires, son savoir illimité ; elle semblait entourée d'invisibles antennes ; rien ne lui échappait, rien ne lui était indifférent. Devant elle, on se sentait lourd, aveugle, emprunté. Je lui pardonnais sa neurasthénie et son agitation, de même que sa sollicitude excessive et souvent déroutante.

  Ainsi, par exemple, un jour que je lui citais trois lignes d'espagnol apprises au lycée, et qui m'avaient subjugué par leur je-ne-sais-quoi de poétique (“Ya se van los pastores / ya se van hasta la Estremadura / ya se van marchando”), elle sursauta, comme si elle découvrait subitement que j'étais atteint de la lèpre :

  “L'espagnol? Tu fais de l'espagnol, toi? Comment que ça se fait qu'ils t'ont pas mis à l'allemand dans ton bahut? J'aurais dû suivre ça de plus près. Je vais tout de suite téléphoner au proviseur. Avec des résultats comme les tiens à l'examen d'entrée en sixième, on fait de l’allemand en deuxième langue vivante.”

  “Non, non, s'il-vous-plaît, Madame Perret, j'veux pas d'histoires. C'est moi qu'ai choisi l'espagnol comme deuxième langue vivante, parce que l'Espagne, l'Amérique du Sud, tout ça, ça m'intéresse beaucoup, et de toute façon j'ai pas envie d'apprendre la langue des Chleuhs” (dans mon esprit ils étaient les ennemis héréditaires de la France depuis la défaite de Sedan en 70, responsables de mauvais souvenirs pour Pépère depuis l4-l8, et enfin soldats en fuite devant les Américains en 44, martelant la route du village avec leurs bottes à dures semelles cloutées).

  En fait, ce choix de l'espagnol constituait ma seule décision personnelle depuis le début de ma scolarité au lycée. Le reste de mon programme avait été entièrement déterminé par d’autres, sans que je sache qui, ni comment, ni pourquoi. “Les Chleuhs, les Boches, mais non malheureux, qu'est-ce que tu racontes, c'est pas seulement ça l'Allemagne” rétorqua-t-elle. “Ça c’est une terrible période de leur histoire, impardonnable à cause de l'hitlérisme c'est vrai, mais à l’échelle du temps ce qui compte par-dessus tout, c'est la germanistik, la kultur, c’est Goethe, c’est Beethoven, un jour ce sera aussi Willy Brandt, tu verras, souviens-toi bien de ce nom-là. C'est pour ça qu'il faut apprendre l'allemand, surtout quand on est en lettres comme toi.”

“Ben, j' fais latin-langues vivantes; latin-anglais-espagnol, ça suffit, non?”

“Et le grec?”

“Non, j' fais pas d' grec.”

“C'est pas possible ! Ça alors, j'en reviens pas ! C'est de ma faute, j'aurais dû te suivre de plus près et intervenir aussitôt. Faut se méfier d' l'Éducation Nationale, avec toutes leurs réformes, leurs classes nouvelles, leurs classes modernes, leurs classes machin-truc-chouette, leurs coefficients variables, c'est devenu un vrai guêpier, un parcours du combattant. A moins de connaître les codes on n’ s'y retrouve plus dans ce labyrinthe-là. T'as été mal orienté ! En examinant ton dossier dans un conseil d'administration quelconque ils ont dû s' dire c'est un fils du peuple, orphelin de père, qui est doué en français. On lui donne une bourse d'internat et on le met en lettres. Mais il ne faut pas perdre de vue l'aspect pratique. Plus tard il devra gagner sa vie, alors mettons-le en A2 latin-langues vivantes plutôt qu'en A1 grec-latin. Voilà, casé, je suis sûre que ça s'est passé comme ça.”

Puis, pour me consoler, la même phrase-mitraillette qu'elle m'avait décochée en rafale trois ans plus tôt, le jour où je lui avais avoué ne pas avoir les aptitudes nécessaires pour devenir architecte comme elle le souhaitait:

“Ça-fait-rien-c'est-pas-rédhibitoire-tu-sais.”

Et elle exprima encore après coup une autre pensée:

“Ceci dit, je n’ai rien contre l'espagnol, le seul problème, c'est qu'on n’ peut pas tout faire, il faut choisir. Et puis, je n’ sais pas, ils ont peut-être raison de modifier les filières à l'Éducation Nationale. A mon époque on écrasait trop les jeunes sous le savoir classique. Peut-être que les anciens programmes ont fait leur temps. Parce que quand même, il faut l' reconnaître, au lycée laïque de la République, on avait des méthodes de jésuites, des formations de curés, en mode athée bien entendu. Enfin bref...”

 

  Lorsque je suis arrivé le premier jour à Burnham School, avec sous le bras mon fidèle cartable en cuir bien patiné par quatre années d'usage quotidien, je suis allé me présenter au bureau du principal. Dans la cour de récréation, on m'épiait, on arrêtait les conversations, on me désignait du doigt, sans hostilité, mais avec une gênante curiosité. Moi qui souhaitais à la fois me faire remarquer, surtout des filles, et me faufiler incognito, c’était raté: « Regardez, un nouveau ! »

  Un geste un peu moqueur d'étranglement au cou me fit comprendre : « ... le foulard, enlève ton foulard, idiot, t'es le seul à en porter, r'garde autour de toi, ils sont tous en débraillé, pas de blue-jeans pourtant, qui sait, p't'êt' qu'c'est interdit, merde, tu t'es gouré, pas d'sape ici, heureusement qu' tu t'es pas ramené en costard, là t' aurais carrément été obligé d'te planquer.

Hop, le foulard dans l' cartable, maintenant ça va mieux, j' passerai inaperçu. Non, ça continue, ça doit être mes godasses en daim, p'-t'êt' que ça détonne aussi. La vache, y z'arrêtent pas de m'zieuter, non mais par hasard vous voulez pas ma photo? j' crois pas qu' ça soit les pompes, c'est pas mes ch'veux rouquins non plus, y a plein d' rouquins en Amérique, enfin disons qu' c'est pas si rare qu’en France, tu parles, j'ai tout de suite noté.

Putain, L' CARTABLE, ouais, c'est mon cartable qu'ils biglent comme des cons. Pas possible, j'avais pas r'marqué, j'suis l'seul à en avoir un. Eux s' balladent complètement décontractés. Les rares ceusses qu' ont des bouquins ou des cahiers, ils les trimballent comme ça à la main, au bout des pinces, ou quelquefois pendus à une lanière. C'est complètement débile. Comment qu'y font quand y pleut ? »

  Le principal m'accompagna à la classe où j’étais affecté, celle de Mrs. Stewart, qui m'accueillit très cordialement et me présenta à ses élèves en anglicisant d'emblée mon prénom:

“Écoutez tous, voici Milton, il vient d’Europe et il ne parle pas encore très bien l'anglais, mais comme tous les nouveaux immigrants, il est heureux de vivre enfin dans le pays de la liberté et il apprendra vite notre langue, n'est-ce pas Milton ?”

  Je parvins à saisir vaguement ce qu’elle disait, y compris qu’à cause de mon nom slave, elle me prenait pour un D.P. (Displaced Person) d’Europe centrale, un réfugié du communisme. Selon mon habitude lorsque je pilotais à vue dans le brouillard linguistique, je me contentai de hocher affirmativement la tête, comme si je comprenais bien. Je trouvais chaleureux son emploi des prénoms, surtout qu’en me rebaptisant Milton, je percevais cela comme du tutoiement. Au lycée, les professeurs n’utilisaient que nos noms de famille et nous vouvoyaient : “Kovacovic, passez au tableau et apportez-moi votre traduction du texte de Virgile.”

  “Nous souhaitons à Milton la bienvenue chez nous à Burnham School” enchaîna Mrs Stewart, en soulignant d’un geste circulaire qu’elle m’adressait ce vœu de la part de toute la classe. “Je voudrais que quelqu'un se porte volontaire pour l'accompagner et l'orienter les premiers jours.”

  De nombreuses mains se levèrent aussitôt. J’espérais que Mrs Stewart choisirait une fille, car je n’en avais pas rencontrées depuis l’école communale mixte de Saint-Aquilin quatre ans auparavant, mais elle désigna un garçon, Chuck, fort sympathique au demeurant, qui me guida avec patience pendant mon adaptation, m'expliqua les règles compliquées du baseball, m'introduisit au cercle des fumeurs dans un coin retiré de la cour de récré.

  Je fus déçu de constater que les cigarettes américaines étaient banales et ordinaires ici, à pied d'égalité entre les diverses marques; elles n'avaient pas le même cachet qu'en France, sans le contraste avec les brunes moins appréciées, Gauloises, Gitanes ou Caporal. Comme je distribuais mes Camel à la ronde pour établir le contact, on me fit comprendre par des regards approbateurs que j'étais un mec, que j'avais fait un bon choix. Les choses avançaient bien, la glace était rompue, mais Chuck me laissa entendre que je devais absolument me démettre de mon cartable, et de mes chaussures en daim aussi, sinon il ne pourrait plus m’accompagner et être mon ami.

  Toutefois, ce qui me laissa le plus pantois ce premier jour où je cherchais désespérément à comprendre le système et à m'y conformer, ce fut la singularité de mon stylo. J'étais le seul dans la classe à en posséder un. Pourtant les Parker étaient fabriqués tout près de Chicago, à Janesville, dans le Wisconsin, où je serais volontiers allé en pèlerinage. Mais ici apparemment cet instrument fétiche des lycéens français semblait inconnu : "On n'est jamais prophète dans son pays."

  A Saint-Germain-en-Laye, parmi les pensionnaires des colonies, l'un des Vietnamiens, Pham-Nhu-Hiep, dont le nom portait à la taquinerie, et connu comme tous les Indochinois pour sa belle écriture presque calligraphique, en avait même trois, des Parker : un à l'encre bleue-noire dans la poche de sa veste, les deux autres à l'encre verte et rouge dans sa trousse fourre-tout. Et ici, à Burnham School, je découvrais que non seulement personne n'avait de stylo à plume, mais je ne voyais presque pas de stylos à bille non plus. La plupart des élèves utilisaient... des crayons. Je n'en revenais pas, je n'écrivais plus au crayon depuis l'école communale.

  Un petit bidule à manivelle était installé au mur de chaque salle de classe, et les élèves y faisaient périodiquement la queue pour aiguiser leurs outils de travail. Quoi, ne faisait-on dans cette classe que du provisoire, ne rédigeait-on que des brouillons?

  Pis, je découvris les jours suivants qu'on n'écrivait pas du tout, en tout cas pas de phrases entières. Mes cahiers ne servaient à rien. Moi qui m'attendais au plaisir de pousser mon Parker sur la page, tintin ! On nous distribuait des feuilles mal ronéotypées, à moitié illisibles, où l'on nous demandait simplement de marquer "Vrai" ou "Faux" ou de cocher des cases A, B, C, D, pour des questions à choix multiple. Ensuite Mrs Stewart corrigeait nos travaux en posant dessus un calque à trous. Je n'arrivais pas à comprendre le sens ni l'objectif de ce système, qui me paraissait à la fois extraordinairement simpliste et prodigieusement compliqué, en tout cas contraignant. J'avais l'habitude d'un tout autre genre de travail : le commentaire non-directif sur une question quelconque, qui nécessitait au minimum un effort de mise en forme et de rédaction, sinon de pensée, avec en cas d’ultime nécessité la possibilité de se tirer d’affaire ou de s’épargner la honte avec un peu de baratin.

  Plus j'analysais les questions à choix multiple, plus je me creusais les méninges, plus j'étais dérouté. Le doute m'assaillait : “Une question à laquelle on peut répondre par “vrai” ou “faux” mérite-t-elle d'être posée ? Que cherche-t-on au juste à vérifier par une question traitant de faits, et dont la réponse paraît évidente ? Manifestement, il doit y avoir un piège quelque part, ou une astuce. Où ? Et comment fait-on pour exprimer ses idées ?”

  Ainsi, par exemple, à l'une des questions qui nous fut posée dans un test en fin de cette classe de huitième : «En quelle année Christophe Colomb a-t-il découvert l'Amérique ? A. 1776 B. 1492 C. 1066 D. 1592», la réponse semblait si évidente qu'on était en droit de soupçonner un traquenard ou une subtilité aussi bien dans la formulation de la question que dans les diverses options. L'ambiguité entre les réponses B et D semblait gratuite, l’une de ces deux alternatives étant manifestement la bonne. Pourquoi ne pas simplement poser la question, sans suggestions de réponses préalables (dans la réalité n'est-ce pas ainsi en général qu'on pose les questions ?). Et comment présenter les controverses sur l'emploi contesté du mot “découverte,” au sujet d'éventuels prédécesseurs européens, Leif Erickson, par exemple, etc. etc. ???

  Un troisième exercice, qui exigeait un cheminement mental encore plus tortueux, consistait à compléter les blancs dans des phrases où certains mots manquaient, ou à inscrire les chiffres absents dans des opérations d'arithmétique (en France j'avais déjà fait de la trigonométrie...). Toujours ce geste machinal : cocher, remplir une case, sans passer par le déroulement complet d'un raisonnement.

  Très vite, je compris et m'adaptai : il n'y avait pas de colles ni d'ambiguités à rechercher, il ne fallait surtout pas réfléchir trop longtemps.

  Relativement sûr de moi en lecture en anglais, je me sentais néanmoins diminué par mes maladresses à l'oral. Un signe incontestable les révélait : on me faisait répéter presque tout ce que je disais (ainsi “What ? You used to smoke ‘Lucky Streek’ in Paris ?). Et je feignais de comprendre plus du double de ce que je saisissais. Les différences d'usage et de prononciation entre l'anglais britannique que j'avais appris au lycée et l'américain que j'entendais à Burnham School jouaient peut-être un certain rôle dans mes difficultés, mais j'étais moi-même étonné du décalage entre l'expectative et la réalité : la langue me résistait, puissamment.

  Paradoxe des paradoxes, il existait dans cette école une merveilleuse bibliothèque, refuge non seulement inimaginable, mais même inimaginé dans mon “brillant” lycée, où pourtant il aurait été fort apprécié, surtout par les internes cloîtrés le soir dans une triste salle d’études aux murs nus. C’était bien là un exemple de la richesse et de l’abondance américaines dont tout le monde parlait!

  Mais cette manne de livres, de magazines, et d'encyclopédies me parvenait trop tard. Mon intellect était brisé. Et finalement, pour parfaire ma lobotomie et conclure l'année, Mrs Stewart me dépouilla de ma personnalité :

“Milton, en Amérique, tu ne peux pas signer ton nom comme tu le fais, de manière fantaisiste, avec un grand K et le reste indéchiffrable. Tu dois simplement l'écrire, comme tout le monde, lisiblement et normalement. Tu comprends ? C'est une simple question de courtoisie.”

  Pham-Nhu en aurait pleuré.

  Ce que je ne savais pas encore, c’est qu’il existait, surtout dans la banlieue nord de Chicago, des établissements supérieurs à mon lycée parisien (la seule présence d’une bibliothèque dans l’enceinte y contribuait déjà largement). Toutefois ces institutions étaient “pour d’autres,” hors de ma portée...

  Ma mère n'était pas au courant de ma déchéance intellectuelle, mais elle se désolait de mon laisser-aller vestimentaire. A Paris, fière de la tenue distinguée de son fils, elle-même toujours fourrée chez sa couturière, elle me voyait rarement sortir dans l’avenue devant la maison Kapferer sans cravate ou foulard. Maintenant, col nu, chemise ouverte, elle me trouvait débraillé : «Ti l'air d'un zazou» se lamentait-elle.

  Tant pis, tant pis pour moi, tant pis pour elle, j'avais d'autres problèmes bien plus urgents à régler, je renonçais à lui faire plaisir sur ce plan-là. De toute façon, depuis l’émigration, mon approvisionnement en fringues huppées avait cessé.

  Ces deux mois d’eigth grade se déroulèrent rapidement. Après les vacances d’été, je m’inscrivis dans la première des trois high schools que j’allais fréquenter pendant les quatre années suivantes. Mon choc pendant celle du ninth grade fut la classe de natation pour les garçons, dans la piscine intérieure du lycée (un autre incroyable luxe américain), avec tout le monde à poil, sans maillot de bain, plongeant et sortant de l’eau comme de joyeux morses ruisselants, batifolant en liberté. Et en plus de la perte de privacy que je n’avais jamais connue auparavant en internat, y compris dans les douches, la réalisation soudaine d’une autre différence : mes camarades étaient-ils tous juifs ?

Milan Kovacovic
(1942-2020)

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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)