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Une Éducation Singulière

Le 16 Mar 2020 par LouJac Réagir (3) » Partage » Partagez cet article sur Facebook

En guise de préface (par Jacques).Il y a bientôt cinq ans (*), le 23 mars 2015, Milan m'a contacté via un réseau social sur Internet. Je n'avais jamais entendu parler de lui avant un courrier postal, reçu quelques temps auparavant, dans lequel il se présentait et me rappelait de penser à donner de mes nouvelles à sa soeur Eva. Celle-ci, décédée depuis, était la veuve de mon cousin germain Stefan. Oui, certains de ces prénoms sont bizarres ou ont une orthographe étrange pour un lecteur français. C'est normal, ces prénoms sont ceux de personnes d'origine slovaque, comme la moitié de mon arbre généalogique. Bien que désireux de garder le contact avec cette famille longtemps isolée derrière un "rideau de fer", je n'entretenais pas une correspondance suivie avec Eva. Je ne parle pas le slovaque, ou si peu, et Eva ne parlait pas plus le français. Mais Milan m'avait assuré qu'elle pouvait se débrouiller surtout si j'ajoutais des photos. Milan, lui, m'écrivait dans un français parfait. Nous avons entammé une relation mélpistolaire qui m'éclaira sur la raison de sa maîtrise de notre langue. Il vivait aux USA, dans l'état du Minessota, mais il avait vécu et étudié en France jusqu'au lycée. Outre des racines plantées dans la même terre et des familles liées, Milan et moi partagions bien d'autres choses. Si j'emploie le passé, c'est que mon cousin Milan a eu récemment la mauvaise idée de mourir. Peu de temps avant son décès, il m'avait soumis, pour avis et commentaires, son projet de lettre de présentation du manuscrit de la version française de son autobiographie, déjà publiée en anglais. Je reproduis ici, un peu remanié, ce projet de lettre destiné originellement à un éventuel éditeur. On pourra lire, à la suite de l'introduction, le prologue (ou synopsis dans la terminologie de Milan) du récit. J'ajouterai par la suite, des fragments de chapîtres que Milan m'avait envoyés et qui ont aussi déjà été publiés dans la revue des professeurs de français du Minessota.


Milan Kovacovic
Description du manuscrit en cours pour Une Éducation Singulière, récit
Version française, par l'auteur, de Ma's Dictionary: Straddling the Social Class Divide, a memoir. Illustrated, 338 pp, Greysolon Press, 2011 - Duluth, Minnesota, USA -

Ma’s Dictionary est un témoignage à la fois personnel et ethnographique sur un parcours de vie improbable à travers des milieux sociaux radicalement différents — des plus pauvres jusqu’aux plus riches ... et retour — en France, en Slovaquie, et aux États-Unis. Le manuscrit (en anglais, note de JL) a été l’objet d'innombrables lectures et discussions publiques depuis son début en 1984, et a reçu plusieurs prix littéraires, notamment du Minnesota State Arts Board, pour divers chapitres du texte anglais. Auto-publié en 2011, le livre a été désigné "Meilleure Découverte de l'Année" par le personnel de la revue Publishers Weekly, et sélectionné par la Bibliothèque du Congrès à Washington pour sa collection permanente. Voir ci-dessous la liste des chapitres, chacun pouvant être lu individuellement suite au bref résumé de l’ensemble (cliquer ici pour afficher ou cacher la liste des chapitres). Voir également la liste des activités liées à ce récit (cliquer ici pour afficher ou cacher les 'activités liées à ce récit' ).

 

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"La vie non examinée ne mérite pas d'être vécue" (Socrate)
"La vie non transcrite ne mérite pas d'être examinée" (Emerson)
"Toute personne ayant atteint l'âge de cinquante ans devrait se réserver deux ou trois week-ends pour écrire l'histoire de sa vie" (Bill Clinton, auteur de My Life)
"Raconte-nous pas ta vie!", boutade bien connue.

Cher lecteur, Chère lectrice

Chaque vie, même la plus apparemment terne ou protégée, est une rencontre épique avec le destin, méritant d’être transcrite. Ceci dit, je ne sais pas si vous voudrez ou non entendre mon histoire. Tout ce que je sais, c'est qu'il m'a fallu plus que trois week-ends pour l'écrire ...

Milan Kovacovic, Duluth, Minnesota, USA


PROLOGUE
Mère et fils, une odyssée

Ma famille, si l’on peut la nommer ainsi, était trop disloquée et trop pauvre pour créer son propre foyer. J'ai donc vécu "chez les autres," jusqu'à l'âge de seize ans.

  Je suis né en 1942 dans un village en Normandie, où mes parents étaient employés depuis déjà plus de dix ans comme travailleurs immigrés. Mon père, manœuvre, mourut d'un cancer lorsque j'avais dix-huit mois, pendant l'occupation nazie. Mes sœurs Olga et Eva, âgées de neuf et six ans de plus que moi étaient, elles, élevées depuis peu après leur naissance par la famille de mon père, à mille kilomètres de chez nous, dans le village natal de mes parents en Slovaquie.

  En 1946, lorsque les voies ferrées vers l’Europe de l’Est furent enfin rétablies, ma mère tenta de recommencer sa vie en retournant dans son village afin d’y vivre avec ses trois enfants, dont deux ne se souvenaient plus d’elle. Mais son projet s’effondra, pour de choquantes raisons. Deux mois après notre arrivée en Slovaquie, notre famille se désintégra de nouveau. Ma mère et moi retournâmes en France et y restâmes encore dix ans. Puis, juste avant mon quatorzième anniversaire, nous émigrâmes en Amérique. Mes soeurs restèrent en Europe, mais chacune dans un différent pays.

  Suite à l’échec de notre réinstallation parmi nos proches en Slovaquie, Olga, à treize ans, avait à contrecœur raccompagné Maman et moi en France. Déstabilisée par la perte de son environnement familier et cette transition abrupte vers une nouvelle langue et une différente culture à ce stade vulnérable de sa vie, elle s’éloigna de plus en plus de notre mère et endura une cruelle destinée à Paris.

  Nous nous attendions à ce qu’Eva, alors âgée dix ans, nous rejoigne aussi un peu plus tard en France. Mais le contact face à face avec elle ne fut rétabli qu’après dix-sept années de douloureuse séparation, due en partie au cloisonnement de l’Europe de l’est par le rideau de fer communiste; en partie aussi à notre situation précaire à l'ouest qui excluait toute perspective de regroupement. Notre mère gagnait sa vie comme domestique logée-nourrie-blanchie et ne pouvait donc pas nous élever elle-même.

  C’est ainsi que je passai mes dix premières années — avant et après le bref séjour slovaque — en pension à la campagne chez un couple de vieux paysans infirmes et indigents. Je m’attachai fortement à mes bienveillants gardiens et à notre mode de vie "primitif" qui n'avait guère évolué depuis des siècles. En même temps, comme fréquent visiteur du lieu de travail de ma mère proche du village où je vivais, je franchissais souvent la barrière sociale entre mon monde archaïque et celui de la haute bourgeoisie. Plus tard, entre mes dix et quatorze ans, je devins même bénéficiaire des prérogatives scolaires et autres commodités de ce milieu, y compris domicile dans l'hôtel particulier de ses nouveaux patrons, les Kapferer, au 64 avenue Henri-Martin, l'une des adresses les plus prestigieuses du 16ème arrondissement de Paris. Grâce à son sens de l’observation et à son instinct, ma mère, sans éducation mais talentueuse, avait appris chez ses premiers employeurs l’art culinaire français, et moi, son fils sans-abri fut adopté comme membre superfétatoire d’une maison de douze personnes, dont six domestiques : cuisinière, femme de chambre, couple concierge/femme de ménage, blanchisseuse/repasseuse, au-pairs britanniques.

  Ma formation s’effectua donc à des pôles opposés de l'échelle sociale. Contre toute attente, je me dirigeais vers un avenir prometteur au moment de mon adolescence, grâce au soutien et à l’hospitalité des Kapferer, auxquels s’ajoutait l’obligeance de leur fille Martine Wildenstein. Elle adorait les plats de Maman et avait table mise chez ses parents pour le déjeuner — repas principal de la journée — pendant les séjours de sa propre famille dans leur château près de Paris pour la saison des courses équestres. Chaque année, elle m'offrait la garde-robe new-yorkaise peu usagée de son fils Alec. Il avait un an de plus que moi et était l'héritier, avec son frère cadet Guy, de la plus importante dynastie de marchands d'art du monde. Ses costumes, cravates, et autres beaux vêtements étiquetés Saks Fifth Avenue m’allaient comme sur mesure. Quoique sans ressources et sans famille, je passais aisément pour un jeune Monsieur.

  Pour compléter cette transformation radicale, je reçus également à l'âge de dix ans une bourse nationale me permettant d’intégrer en interne, tous frais payés, le lycée de Saint-Germain-en-Laye, en banlieue parisienne. Mon placement sur ce parcours éducatif inattendu était attribuable uniquement à l’enseignement et à l’initiative de Madame Mercier, ma merveilleuse institutrice pendant cinq années dans l'école communale à classe unique de notre village, composée de 25 élèves d’âges différents, depuis le cours préparatoire jusqu’au certificat d’études.

  La chance inouïe qui m'avait offert cette conjonction de parrainages personnels et institutionnels s’évapora avec la décision sidérante de ma mère d'émigrer aux Etats-Unis, à Chicago, sans raison apparente, à l’âge de cinquante ans. Passé mon choc initial et mes hésitations, je ne m'opposai pas vraiment à son projet, bien qu’il signifiât d’abandonner mes camarades de lycée et mes généreux soutiens, ainsi que mon Paris adoré. Elle m’avait inculqué son goût de l'aventure et son inconscience.

  Contrairement à ce qu’avait imaginé Maman d’un "meilleur avenir" pour nous dans le Nouveau Monde, cette décision s’avéra catastrophique. Je sombrai dans une chute radicale pendant une décennie entière, et elle le restant de ses jours. Je fus sauvé de ma déchéance grâce seulement à une intervention tardive de mon père de substitution disparu, l'État. Cependant, sa réapparition dans ma vie eut lieu pour une raison moins magnanime qu'auparavant en France: Conscription, en janvier 1965, au tout début de la guerre du Vietnam.

  J'ignorai ma première sommation, mais cédai deux mois plus tard et ne fus pas poursuivi pour insoumission. Ironiquement, l’U.S. Army m’extirpa de ma désastreuse existence civile et me permit de me réinventer une nouvelle fois. Mon ancienne bonne fortune refit surface après sa longue disparition. Les caractéristiques notoirement injustes, arbitraires et capricieuses de l'armée jouèrent toutes … en ma faveur. Je terminai mes deux années de conscription avec une attestation de service honorable, mais aussi un profond sentiment de culpabilité du survivant.

  Après plusieurs autres péripéties, ma vie se stabilisa enfin et je me retrouvai avec deux mariages, quatre enfants et une longue et gratifiante carrière d’enseignant universitaire – un véritable miracle, car j’avais à peine réussi à finir mes études secondaires américaines. Délinquance, identités multiples, désintégration familiale, attachements divisés, déracinements linguistiques et culturels, mutations des modes de vie, éducation désordonnée, travail aliénant, voilà les thèmes les plus marquants de mon parcours, avec aussi de nombreux moments drôles et heureux, et suffisamment de bonne chance pour en compenser la mauvaise. Ma mère disait souvent, en haussant les épaules: "Chaque famille avoir histvoire."

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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)