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Grand-père n'est pas "mort pour la France"

Le 11 Nov 2016 par Jac Lou Réagir (3) » Partage » Partagez cet article sur Facebook
Prolégomènes. Cet article nécessite quelques explications liminaires qui pourront sembler une lourdeur à certains, c'est pourquoi je propose que leur affichage soit une décision laissée au lecteur. Cliquer pour afficher la suite ...

  Mon grand-père Jules Pierre Louvel, dit Pierrot, est né en 1884 à Ernes, petit village situé au cœur du Pays d'Auge, en Calvados (Basse Normandie).

Ernes, vue générale face au Nord

 Pierrot atteint ses vingt ans en 1904 et fait donc partie de la "classe 4". Selon la nouvelle loi sur le service militaire portée par Maurice Berteaux et votée au début de 1905, il devra passer deux ans "sous les drapeaux". Il est effectivement "libéré" à la fin de 1906 avec une qualification militaire de mécanicien. Son affectation de Réserve est à Caen, dans la 5e Section technique, charpentier (*), du 22e Bataillon du Génie, un bataillon du 1er Régiment du Génie rattaché au Corps colonial. Il rejoint sa mère et ses demi- frère et sœurs à Nanterre, 75bis route de Paris. En 1907, le 17 septembre, il enregistre auprès des gendarmes sa nouvelle adresse 59 rue de Saint-Germain, toujours à Nanterre. Grâce à ses nouvelles compétences, acquises à Gabès, il trouve un travail en 1909 dans l'usine de la société la Lorraine-Diétrich qui s'est installée à peine deux ans auparavant, en 1907, à Argenteuil, et qui fabrique des voitures de tourisme, les « Lorraine ». Il prend alors un logement à Bezons, la ville voisine, au 38 de la rue d'Argenteuil (aujourd'hui rue Jean Jaurès), à seulement quelques centaines de mètres de l'usine. Bien qu'encore partiellement rurale, avec sa grosse ferme au pigeonnier dodu, ses espaces cultivés et ses jardins, Bezons est alors en forte expansion. Sa population va doubler en vingt ans, passant du gros village de 2500 habitants en 1891 à la petite ville de 5000 habitants en 1911. La rue où habite Pierrot est animée. Le tramway qui rejoint la gare d'Argenteuil y passe. C'est dans cette rue également que s'ouvrent les portes de la "Société Industrielle des Téléphones" (SIT) ainsi que le chantier de construction navale. Au moment de l'embauche ou à la fin de la journée de travail, la rue se remplit d'ouvrières et d'ouvriers de tous âges. Le quartier réunit toute la modernité de ce début de vingtième siècle, mais également les inconvénients qui y sont associés ! Outre le bruit du tramway, les habitants doivent supporter une odeur de soufre liée à la nature des travaux de l'usine de la SIT. Car en fait, cette compagnie, ancienne manufacture de caoutchouc Rattier-Menier, fabrique toujours des chaussures en caoutchouc à côté des câbles électriques, isolés eux-aussi par ce matériau. Le soufre est utilisé pour rendre le caoutchouc plus tenace et plus élastique dans un atelier de vulcanisation par la vapeur sèche. Le logement où Pierrot habite est à deux pas de l'usine. Le bâtiment où il vit est peuplé essentiellement par des ouvriers, généralement des journaliers, travaillant dans les entreprises du voisinage. Dans la famille voisine de son logement, il remarque une jeune fille de seize ans, Jeanne Chandellier. Cette jeune fille a un frère, Albert, un jeune homme de tout juste vingt ans. Pierrot, l'homme d'expérience, accompagne probablement Albert au canton, à Argenteuil, quand il va passer devant le conseil de révision. Le conseil de révision est l'occasion d'un rassemblement des jeunes de la classe, mais aussi des anciens qui viennent profiter du "spectacle" du défilé des conscrits accompagnés par les "officiels" et une fanfare et, pour certains, tenter de faire un peu d'argent en vendant des cocardes... Mais pour dire vrai, ce n'est pas Albert qui intéresse Pierrot. Son intérêt se focalise sur sa sœur Jeanne. La promiscuité des logements ouvriers favorisant les rencontres fortuites dans les escaliers, une relation intime s'installe entre Jeanne et Pierrot.

1900. Découverte par Becquerel des propriétés radioactives de l'uranium. Première ligne de métro à Paris. Exposition universelle à Paris. 1902. Le 8 mai, éruption de la montagne Pelée en Martinique. 30.000 morts à Saint-Pierre sous les nuées ardentes. 1903. Les Curie et Becquerel obtiennent le prix Nobel de physique. Le 1er juillet, départ du premier Tour de France à Villeneuve-Saint-Georges. Le 12 août, un incendie dans le métro parisien fait 84 morts à la station Couronnes. 1905. décembre : Loi sur la sépration de l'église et de l'État. 1906. mars : catastrophe de Courrières (mort de 1099 mineurs); 1906 1er mai : Grève générale. 1906 juillet. Le repos hebdomadaire devient obligatoire en France. 1907. Exposition coloniale. 1907. 8 mars : Grève des électriciens à Paris. 1907. 13 juillet : loi du libre salaire de la femme [1] qui autorise les femmes à disposer elles-mêmes de leur salaire. 1908 avril : les cendres d'Émile Zola sont transférées au Panthéon de Paris. 1909 mars : projet d'impôt sur le revenu adopté à la Chambre mais rejeté par le Sénat. 1909 mars: première grève générale dans l’administration publique (PTT). Refus du droit de grève aux fonctionnaires, réaffirmé à la Chambre des députés

1910. La crue centennale n'est pas encore complètement terminée quand les évènements se précipitent dans la relation de Jeanne avec Pierrot. Il n'est pas certain que cette relation soit du goût des parents de Jeanne, ni de son frère Albert qui voit sa petite sœur tomber dans les bras d'un homme de vingt-cinq ans, tout costaud et sympathique qu'il soit. Toujours est-il que les deux amants se marient le 19 février 1910, les pieds dans l'eau d'une crue finissante, après que la désorganisation due aux inondations qui atteignent les abords de la mairie le 28 janvier soit corrigée. Julie Bouraine, la mère de Pierrot, témoin du mariage, dit habiter Bezons (mais elle n'apparaît pas sur les listes des recensements de 1906 ni de 1911) ... Est-ce pour "réparer leur faute" en urgence qu'on marie Jeanne à Pierrot, je ne saurait le dire aujourd'hui, mais ce serait bien "dans l'air du temps". En effet, neuf mois plus tard, au début de novembre de la même année, un enfant naît de cette relation. On l'appelle Pierre, comme son père, ou plutôt "Petit Pierrot". Il s'agit de mon père. Le jeune couple réside également au 38 rue d'Argenteuil. Pierrot prend sa place dans la famille Chandellier au moment où Albert part en garnison. L'équilibre financier des familles est toujours difficile à maintenir et l'autonomisation de Jeanne enlève à la fois une charge et un revenu aux parents Chandellier. Cet équilibre est d'autant plus critique que la création, en cette année 1910, de la retraite ouvrière va amputer les salaires du montant des cotisations. Mais c'est pour une bonne cause et en plus on n'a pas le choix et on se fait une raison. La toute fin de l'année voit une autre loi importante pour le monde ouvrier être adoptée par le Parlement. Il s'agit du premier "code du travail". 1910, année sociale ! Une mauvaise nouvelle pour la santé publique, mais qui n'est pas tout de suite perçue comme telle en cette fin de 1910, c'est la mise en vente le 3 décembre des cigarettes Gauloises.

  En 1910, Pierrot a été dispensé d'effectuer sa première période d'exercices militaires (loi du 19 juillet 1910) à laquelle sa condition de réserviste de l'armée active l'obligeait normalement. Mais il n'échappe pas à la deuxième période effectuée au 5e Régiment du Génie entre le 11 et le 27 avril 1913. C'est que depuis 1910, les relations entre la France et le bloc allemand se sont tendues. Il faut prévoir le pire. Le 5e RG, dit "régiment de Sapeurs de Chemin de Fer", est basé au camp de Satory, à Versailles. Ce n'est pas trop loin de Bezons. Cette période d'exercices se déroule juste au début des houleux débats à l'Assemblée nationale, de mars à juillet, sur la loi dite "des trois ans", qui propose de porter de nouveau à trois ans la durée du service militaire en maintenant un an de plus sous les drapeaux les conscrits de la classe 1910. S'en suivent une agitation dans les casernes et des manifestations, notamment celle du Pré Saint-Gervais le vingt-cinq mai, qui rassemble cent cinquante mille personnes et voit fleurir les drapeaux rouges (*). Cette modification à la loi militaire est une préparation à un conflit dont la survenue semble de plus en plus inévitable... En attendant, il faut se dépêcher de vivre. Le dix-neuf avril 1914, Pierrot, sa femme Jeanne et leur fils Petit Pierrot sont à la fête de Bezons et se font prendre en photo devant un décor représentant l'aéroplane avec lequel Louis Blériot a traversé la Manche il y a déjà cinq ans (*).

Pierrot Louvel, Jeanne Chandellier et "Petit Pierrot" à la fête de Bezons en 1914
Septembre 1914 à Vierzon,
5ème Régiment du Génie

  En août 1914, tous les hommes de l'active (classes 1911-1913), de la réserve (classes 1900-1910) et de la territoriale (classes 1886-1899) sont mobilisés. Entre-temps, son affectation dans la réserve étant passée au 5e Régiment du Génie, Pierrot n'y échappe pas et il est rappelé à l'activité. Il arrive au corps le cinq août. Il envoie, en septembre 1914, une photo - carte postale de lui au dos de laquelle il se dit "réserviste au 5ème Génie / 1er dépôt : Vierzon". Cette carte postale est reproduite partiellement sur le côté droit de cette page. On y voit, non pas un fringuant jeune militaire, mais un homme de près de 30 ans, déjà mûr, qui remplit bien son uniforme, marié et ayant un enfant. Le 29 décembre 1915 il passe au 1er Régiment du Génie, Cie 4/26. Puis le 27 janvier 1916, il passe à la Cie 22/26. Du 14 février 1916 au 21 juin 1917 il est affecté à la Cie 4/51. Enfin il passe au 2e Régiment du Génie le 23 juin 1917. Je n'ai pas encore tous le détail de ses activités militaires, mais, en avril et décembre 1917, il est dans l'Armée d'Orient à Salonique d'où il envoie des photos à sa femme et son cousin. On sait que l'Armée d'Orient ne rentre pas en France sitôt l'armistice signé. Une partie (ou bien est-ce la totalité ?) est renommée Armée Française de Hongrie, puis de Bulgarie, territoires où elle opère. Une autre partie a sans doute été incorporée à l'Armée du Levant en 1919, et envoyée en Syrie où elle restera au moins jusqu'à la fin 1920. Pierrot, quant à lui, est démobilisé par le 21e Régiment du Génie et mis en congé au cours du 5e échelon (*), sous le numéro 8423, le 21 mars 1919. Il est passé dans la Territoriale depuis le 1er octobre 1918. Son affectation est au 1er Régiment de D.C.A, Cie de camouflage. Il sera ensuite affecté au 1er Génie le 30 janvier 1923 et enfin classé "Sans affectation" le 1er avril 1928.

  Après son retour, en 1919, Pierrot s'est retiré à Bezons. Ce qui est sûr, c'est que, selon mon père, ma Grand-mère Jeanne pensait que son mari ne reviendrait pas de la guerre parce qu'il s'était "trouvé une mousmé" en Orient; on peut la comprendre si on considère que son mari, après une absence de presque cinq ans, n'était toujours pas de retour six mois après la fin officielle de la guerre. Il semble d'autre part que le Pierrot n'ait pas été un grand amateur des correspondances épistolaires. Le retour retardé de mon "poilu d'Orient" pourrait bien être un élément qui a contribué à la séparation de mes grands-parents, au même titre que les changements psychologiques induits, chez Grand-père comme chez tous les poilus, par autant d'années de guerre.

Il est clair que tout est fini entre mes grand-parents. Grand-mère Jeanne veut se séparer de Pierrot. Une ordonnance de non-conciliation entre Pierrot et Jeanne est prononcée le 21 novembre 1923. Le vingt-six janvier 1924, Pierrot se rend rue Émile Zola (*), à la gendarmerie de Bezons, pour y enregistrer son adresse, située désormais au 49 rue Édouard Vaillant (*), en face du vieux cimetière. À la fin de la même année, le 21 novembre 1924, Jeanne et Pierrot divorcent devant la deuxième chambre du tribunal civil de Versailles "à la requête et au profit de la femme". Deux ans plus tard, le deux décembre 1926, Jeanne se remarie avec Georges Bouchard qui possède une petite maison en bois au 14 rue des Bonnettes à Bezons, dans un quartier de jardins et de maraîchers. De son côté, Pierrot quitte Bezons et, à partir du 25 novembre 1927, c'est désormais à Puteaux, au numéro 9 de la rue (ou sente) des Saurins qu'il réside. Il y restera au cours des années 1930-1940.

Médaille commémorative
d'Orient (ruban à 3 raies
jaunes sur fond bleu)

  Finalement mon grand-père est tout de même revenu de la guerre. S'il n'y a pas perdu la vie, il y a tout de même perdu sa femme et certainement bien des illusions. Je l'ai connu. Mais j’étais trop jeune pour qu’on me raconte les horreurs de la guerre et je ne sais rien de ses aventures au front. Toutefois, il ne fait aucun doute que Grand-père aurait eu droit, comme tous les "poilus d'Orient", selon son parcours militaire, à la "Médaille Commémorative d'Orient", créée en même temps que la « Médaille commémorative des Dardanelles », par la loi du 15 juin 1926 pour la participation aux opérations sur l’un de ces deux fronts. L’attribution de la médaille n’était pas automatique, il fallait faire une demande de certificat, et comme je n'en ai jamais entendu parler par mon père, j'ai d'abord supposé que Grand-père n'avait rien demandé, jusqu'à ce que je découvre sur le haut de son registre militaire un tampon indiquant la demande de certificat de combattant n° 20993 confirmé le 11.10.35 (suivi d'une mention illisible). Comme tous les poilus, qu'ils soient indemnes ou meurtris, psychologiquement ou physiquement, il était rentré de cette "sale guerre" en espérant qu'elle était la "der des der", ultime raison de survivre. Il n'est pas "mort pour la France", il a "survécu pour la France". Cela n'est pas moins honorable. Ce 11 novembre 2011 et tous les autres 11 novembre à venir, je pense à lui.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataillons_d'infanterie_l%C3%A9g%C3%A8re_d'Afrique récit d'un officier des BILA https://soldatducontingent8308.wordpress.com/2014/08/24/les-bat-daf-les-bataillons-dafrique-une-des-innombrables-pourritures-de-la-republique/ http://delamarejean.free.fr/Service_Militaire_Obligatroire/html/la_vie_de_garnison1.html Biribi https://criminocorpus.revues.org/2422