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Des crevettes, un visage et mon cerveau

Le 17 Déc 2013 par Jac Lou Réagir (2) » Partage » Partagez cet article sur Facebook

J'étais dans une de ces "jardineries" comme on en trouve dans les zones commerciales autour des villes. Celle-ci est une petite jardinerie de banlieue dont le parking, décoré de quelques vieux tracteurs peints en bleu, blanc ou jaune, est le plus souvent quasiment vide, et dont on se demande comment elle peut survivre. Mais là n'est pas mon propos...

Le partie animalerie du lieu, avec ses aquariums et ses cages à oiseaux, est mon objectif. Je suis venu chercher de l'aliment pour les petites crevettes d'eau douce, des "Red Cherry", qui peuplent et animent un petit aquarium posé sur un coin de meuble à la maison. Cet aquarium avait, un temps, hébergé un pauvre poisson rouge, que ma plus jeune fille avait tenu à adopter en me laissant, comme il se doit, la responsabilité de lui apporter les soins nécessaires à son bien-être.

Sur le chemin de la sortie, de grandes caisses en bois remplies de différentes variétés de pommes m'arrêtent un instant. Pendant que je soupèse et apprécie la fermeté et l'odeur des dites pommes, mon coin d’œil voit passer d'un pas pressé une femme, petite, cheveux gris. Il y a quelque chose dans son visage à peine entrevu qui aussitôt induit en moi un sentiment de familiarité. Bien sûr, cela n'a rien à voir avec Newton ou même ce bon vieil Adam, mais cela intrigue ma pomme.

Je continue à choisir soigneusement quelques fruits. Au moment où je referme le sac dans lequel j'ai déposé ma sélection, la femme-aux-cheveux-gris revient vers la sortie. À nouveau, l'impression que je la connais m'assaille (comme on dit au Kenya ou en Tanzanie). Peut-être s'agit-il d'une mère d'élève brièvement côtoyée à l'époque où j'étais président d'une association de parents ou, pourquoi pas, une caissière dans un des super-marchés que je fréquente. Elle, en revanche, n'a pas un regard vers moi. Je pourrais même m'en sentir vexé puisque, si mon impression est juste, elle devrait aussi me connaître. Elle est en compagnie d'un homme dans la force de l'âge, beaucoup plus grand qu'elle, qui, lui, ne m'évoque rien.

Je n'aime pas rester sur une sensation imprécise. D'autre part, j'ai une certaine facilité à aborder des inconnus et à entamer un bref échange verbal, généralement sur un ton humoristique. C'est un comportement qui gêne au plus haut point ma plus jeune fille lorsqu'elle m'accompagne. (mezzo voce) "Papa, arrête !". En la circonstance, l'inconnue me semble connue et je suis seul. Alors pourquoi me retiendrais-je ?

- Madame ! S'il vous plaît.
Elle s'arrête et se retourne vers moi.
L'homme qui l'accompagne baisse sur moi (il me dépasse de plus d'une tête) un regard suspicieux.
Je poursuis :
- Est-ce que nous nous connaissons ?

photo floutée

Elle ouvre de grands yeux et me répond que non. Je lui donne mon nom. Après un bref instant de réflexion elle réalise que oui, en fait, nous nous connaissons. Satisfait de cette confirmation, je la laisse développer, parce que, moi, je l'ai reconnue mais je ne sais toujours pas qui elle est. À travers le court échange que nous avons, je comprends qu'elle est la fille de voisins depuis longtemps disparus. Ceux qui vivaient dans la petite maison en contrebas de la rue. L'homme de la maison était pompier volontaire et il élevait des pigeons voyageurs dans son arrière cour. Quand il leur ouvrait les portes du pigeonnier, les pigeons tournaient au-dessus du quartier jusqu'à ce que notre pompier colombophile siffle longuement le rappel. La dernière fois où j'ai entrevu la fille des voisins remonte à plus de cinquante ans lorsque j'écris cet épisode de mes tribulations en jardinerie. Elle avait quelques années de plus que moi et n'avait jamais suscité un intérêt particulier de ma part.

images de circonvolutions cérébrales

L'anecdote s'arrête là. Nous nous séparons après avoir échangé quelques banalités sur notre situation personnelle. Ce qui a motivé ce billet, c'est surtout la nouvelle démonstration du caractère extraordinaire du travail dont est capable un cerveau humain. Je résume. J'ai côtoyé une jeune fille sans réellement la voir alors que j'étais enfant. Quarante ans plus tard, voire plus, alors que son visage et son apparence globale ont évolué, et que son image s'est évanouie de ma mémoire consciente, mon cerveau la reconnaît en un clin d’œil. Je ne sais pas vous, mais moi, tout "spécialiste du cerveau" que je prétende être, ce genre de prouesse m'étonne toujours. Je regrette seulement que la prouesse en question soit incomplète puisqu'il y manque l'attribution d'un nom au visage reconnu. Mais retrouver un nom propre a toujours été une difficulté pour moi. Et je vous interdit de penser que je suis tout simplement à l'âge où la mémoire se dégrade et où les souvenirs anciens refont surface. Finalement mon cerveau automatique ne s'est pas trompé. Mon cerveau n'a pas perdu la face ! Mais si j'en crois l'étude psychophysiologique (2) ci-dessous qui prétend que les fausses reconnaissances augmentent avec l'âge, je dois me méfier à l'avenir. Selon une autre étude, menée au Canada (3), les femmes auraient une meilleure mémoire des visages que les hommes. Or, la femme-aux-cheveux-gris ne m'avait pas reconnu... On ne peut faire confiance à personne ! Si j'avais lu ces deux études avant de vivre ma petite histoire, je me serais peut-être auto-censuré et n'aurais pas osé interpeller cette femme-aux-cheveux-gris.

Quelques éléments bibliographiques simples (cliquer pour consulter - ces liens ouvrent une nouvelle fenêtre):