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Le Tilleul et le Troène
Le Tilleul et le Troène, cela pourrait ressembler à un titre de fable de La Fontaine. Mais si on trouve bien "Baucis devient Tilleul, Philémon devient Chêne" dans la fable "Philémon et Baucis" (XII, 25; sujet d'après les "Métamorphoses" d'Ovide), en revanche point de troène dans les fables. En l'occurrence ce titre serait plutôt proustien, on verra pourquoi tout à l'heure. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de prétendre que ma modeste prose puisse se comparer à la brillante description que fait Proust de l’aspect des fleurs du tilleul prêtes à être mises dans l’eau bouillante lorsqu'il préparait l'infusion dans laquelle tante Léonie allait tremper sa madeleine... "Mais surtout l'éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d'or [...] me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs du printemps. Cette flamme rose de cierge, c'était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu'était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs".
Je me rendais chez mon boulanger, à pied, bien que ce fut un peu loin; j'étais à l'aise dans mes baskets. En ces temps où une industrialisation sournoise menace les derniers artisans, il ne faut pas hésiter à faire du chemin pour du bon pain; surtout quand, à l'approche de la fin d'un printemps que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de pourri, le soleil daigne enfin nous gratifier de quelques rayons. Je flânais, donc, nez au vent. Et c'est bien par le nez que j'ai été pris. Je passais sous un grand arbre débordant largement au-dessus du trottoir et même de la chaussée Albert Ier (roi des belges), quand me voilà saisi par une odeur subtile, agréable. Bien que jouissant d'une sensibilité exquise aux odeurs, un temps atténuée par la cigarette, mais heureusement recouvrée depuis longtemps, je ne suis pas un "nez"; je fais montre en effet de performances modestes quand il s'agit de reconnaître et nommer les odeurs. Aussi je marquai un temps d'arrêt pour explorer rapidement l'environnement et localiser la source odorante. C'est en levant la tête que je compris l'origine de ma sensation. Le grand arbre était un tilleul et il était en fleurs. "Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière" (*). Satisfait, un sourire accroché à mes lèvres par ce petit bonheur, je repris mon chemin. Je retenais mon souffle pour préserver le plus possible l'impression agréable et faire échec aux agressions olfactives d'origine féline ou canine qui ponctuent invariablement mes trajets pédestres.
Un peu plus loin, près de la clinique, je pénétrai dans une nouvelle bulle odorante. Cette fois, l'odeur était plus puissante que celle du tilleul mais également plaisante. Une haie de troènes en fleurs, mêlés de quelques baguenaudiers, borde l'entrée du parking de la clinique. C'est bien de là que provenait le parfum entêtant. Je m'arrêtai de nouveau, troublé par des souvenirs que la succession de ces deux odeurs venait de raviver. Me revenaient des images de cour d'école maternelle ensoleillée, ombragée à moitié par les tilleuls en fleurs et séparée de la cour des grands par une haie basse de troènes. Je venais de faire un bond dans le temps de soixante années.
C'est déjà l'été et bientôt la fin des classes. Pendant la récré, de l'autre côté de la haie de troènes qui sent bon, les grands échangent ou tirent aux billes des images des chewing-gum Globo représentant Robic, Coppi ou Geminiani. Ce dernier a la cote car il vient de gagner l'étape du Tour de France à Mulhouse. Les tilleuls de la cour d'école sont fleuris. Les petits ramassent quelques fleurs déjà tombées, les jettent en l'air et les regardent, ravis, tourbillonner sous leur aile translucide. Demain c'est jeudi et monsieur Maurice, le directeur, ouvrira les portes pour quelques mamans qui viendront faire la cueillette des fleurs de tilleul. Mais attention à ne pas casser les branches ! Tout à l'heure, en sortant de l'école, on s'attardera sous les baguenaudiers qui débordent du jardin du maraîcher, les branches chargées d'une multitude de gousses vert clair gonflées de gaz. Le plaisir de faire éclater les gousses sous nos doigts avides est quasiment addictif ! Pourtant on en cueillera quelques unes délicatement et on les enfouira dans nos poches pour les faire claquer plus tard; à quelques jours du 14 juillet, les minuscules explosions des gousses seront la réponse des petits aux pétards allumés par les grands. Frustration assurée si plus aucune gousse gonflée n'était accessible.
PS : Je suis désolé de ne pas pouvoir ajouter les odeurs aux illustrations.
PS : une version adaptée de ce billet a été publiée dans "Reflets de l'Étoile du Nord", la lettre (newsletter) de l'Association Américaine des Professeurs de Français (AATF-MN bureau du Minnesota), vol.40 no 1, automne 2019.
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