Qui suis-je ?
Michel de Montaigne, Les Essais, chapitre III
Nos affections s'emportent au delà de nous
Ceux qui accusent les hommes d'aller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens et nous rasseoir en ceux-là, comme n'ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire a assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le desir, l'esperance nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. [« Malheureux est l'esprit tourmenté de l'avenir », Sénèque, Épitres.]
Ce grand precepte est souvent allegué en Platon : « Fay ton faict et te cognoy. » Chacun de ces deux membres enveloppe generalement tout nostre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien ; s'ayme et se cultive avant toute autre chose ; refuse les occupations superflues et, les pensées et propositions inutiles. [« Comme la folie, quand on lui octroyera ce qu'elle désire, ne sera pas contente, aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se desplaist jamais de soy. » Cicéron, Tusculanes, V, xviii]. Epicure dispense son sage de la prevoyance et sollicitude de l'avenir.
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Extrait de "Essais", tome 1, Montaigne, Introduction, notes et index par Maurice Rat, Garnier Frères Ed., 1962, p 12.
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