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1783 - Eruption en Islande - Décès en Normandie
Étude de l’effet de l’éruption du Laki, un volcan islandais, sur la mortalité dans des paroisses de Bretagne, du Maine et de la Basse-Normandie.
En 2007, j'ai eu connaissance du résumé d'un article qui avait pour sujet les conséquences catastrophiques de l'éruption d'un volcan islandais, le Laki, survenue en 1783. On y suggérait que les manifestations atmosphériques liées à l'éruption pouvaient avoir entraîné une mortalité accrue jusque dans nos campagnes. J'ai pensé qu'en utilisant les bases de données de l'association de généalogie dont j'étais le webmestre (Entraide généalogique Bretagne, Maine, Normandie - EGBMN), il devait être possible de faire un dénombrement des décès, et ainsi montrer un lien entre l'éruption du Laki et la mortalité dans les régions auxquelles l'association s'intéresse.
1. Recherche des témoignages
Au cours de l'année 2008, j'ai, dans un premier temps, entraîné quelques membres de cette association dans une enquête sur la présence dans les registres paroissiaux, de traces écrites relatant des évènements météorologiques inhabituels survenus à partir du mois de juin 1783, date de l'éruption du volcan Laki. Nos recherches ont permis retrouver, en effet, quelques mentions des « brouillards secs » qui ont stagné sur la France (et plus largement sur tout l’hémisphère Nord de la planète) tout au long de l’été et de l’automne de l'année 1783. (*).
Météo un peu spéciale en 1783 à Boitron (61)
Ci-dessous copie d'une portion du registre paroissial annoté, à la fin de l'année 1783, par le curé de Boitron (*).
Transcription
En 1783 la gelée a commencé le huit décembre ; la neige a commencé le vingt sept du même mois; elle a eu dix huit pouces de hauteur dans les endroits unis, et plus de quatre à cinq pieds dans les endroits creux, y ayant été amassée par les vents ; elle a commencé à fondre le vingt deux février 1784 et elle n'a été entièrement fondue que le vingt huit dans la campagne et longtemps après dans les chemins. Cet hiver a été le plus rude qu'on ait éprouvé depuis plus d'un siècle. Il a été précédé dans l'été par des brouillards qui ont duré pendant près de deux mois et qui ont rendu le soleil comme un corps opaque, rougeâtre, et sans rayon pendant tout ce temps-là, ces brouillards ont été occasionnés, dit-on par le bouleversement de la Calabre qui a été enfoncée, pour la plus grande partie sous les eaux.
Poret , Curé de Boitron
Soleil rouge à N-D-de-Touchet (50)
Notes écrites par le curé de la paroisse à la fin de l'année 1783 (pp 59 et suivantes du registre BMS) (*).
Transcription
« Depuis le 20 juin presque tout l'été, le soleil a été environné de brouillard ce qui le faisoit paraître rouge et comme éclipsé, ce qui occasionna bien des fraïeurs à bien du monde, ce phénomène a existé dans tout l'europe, il y a eu pendant la ditte année presque partout quantité de fièvres intermittentes très difficiles à guérir, beaucoup de flux de sang dans beaucoup d'endroits, mais, grâce à Dieu, peu dans cette paroisse. Monsieurs André Harivel curé de l'Apenti depuis 1741 et Mr Coupart son vicaire sont mort tous deux en cinq semaines. »
Le soleil ne brûle pas à Brûlon (72)
Remarques écrites par le curé de la paroisse en 1783 (*).
Transcription
« en juin et juillet, dans presque toute l'Europe, l'atmosphère était remplie d'une espèce de brouillard ou plutôt de vapeurs qui déroboient le soleil; et, quand on l'apercevait, on le regardait aussi fixement que la lune, sans être aucunement ébloui. Tout le peuple en était épouvanté et disait que nous allions avoir le jugement. Les physiciens ont attribué ces vapeurs aux explosions de la Sicile. » (lire la suite en cliquant sur l'image)
Brouillards secs en 1783 à La Ferté-Macé (61)
La mention ci-dessous est portée en fin de registre (*).
Brouillard fétide à St-Pierre-Azif (14)
Le docteur Louis Lepecq de la Clôture, médecin des épidémies en Normandie relate les évènements en juin-juillet 1783(*).
juillet 1783 - ces brouillards donnaient de l'inquiétude pour la fleuraison du blé, car ils avaient déjà fait couler la fleur de nos vignes normandes en faisant éclore une quantité d'insectes qui dévoraient les grappes. Il y eut aussi beaucoup de chenilles dans les pommiers. Dans nos plaines, les trèfles et les fourrages tendres ont été brûlés. Les mêmes brouillards ont continué jusqu'aux jours caniculaires. Ils étaient encore très épais puisqu'ils obscurcissaient le soleil et la lune. »
2. Incidence possible du "brouillard sec" sur la mortalité dans les campagnes
Nous n'étions pas les seuls à nous intéresser à cette relation entre l'activité volcanique en Islande à la fin du 18e siècle et des effets éventuels sur la santé des populations à distance de l'évènement. Plus ou moins au même moment des généalogistes ou des historiens communiquaient sur cette relation et se contredisaient.
Oui, l'éruption du Laki fait croître les décès.
Une conférence traitant du sujet "Les volcans, le climat et la Révolution Française" a été donnée le 13 octobre 2007 à Caen au profit du Cegecal (*). :
Non, l'éruption du Laki n'accroît pas les décès.
Un article titré "1783 : Annus horribilis ?" (in Généalogie Lorraine, 147, 2008) a déclenché en 2008, un échange dans le groupe de discussions du Cercle Généalogique Orne et Perche (*). Quelques membres de ce cercle ont procédé à une étude analogue à celle que nous avons menée. Leurs résultats étaient les suivants (*) :
Le brouillard sec était-il meurtrier, Oui ou Non ?
Des travaux effectués dans certaines associations, il ressortirait donc que l’année 1783, année des brouillards consécutifs à l’éruption du volcan Laki, n’aurait peut-être pas été plus meurtrière que les années précédentes ou suivantes, alors que d'autres concluaient le contraire. Sans remettre en cause le sérieux du travail effectué par nos collègues d’autres associations, j'ai noté que les relevés sur lesquels s’appuient leurs conclusions ne comportaient que quelques centaines de décès dans 3 ou 4 communes pour chaque étude. Le nombre des communes et celui des décès me sont apparus insuffisants pour donner une réelle signification statistique aux résultats. De plus les périodes étudiées étaient trop courtes et portaient apparemment sur des années entières. Aussi, ai-je engagé ma propre association, l'EGBMN, dans une recherche pour essayer d’obtenir des dénombrements de décès en plus grand nombre sur une période d’au moins 10 ans, avec l’objectif d’étudier l’impact de la pollution de l’atmosphère, due à l’éruption du volcan islandais Laki, sur la mortalité dans nos campagnes.
Grâce à la mobilisation des membres de notre association, nous avons dénombré quelque 36850 décès, relevés mois par mois, dans 97 paroisses ! J'ai pris soin de ne retenir que les relevés qui incluaient toutes les années concernées par notre étude pour que chaque paroisse sélectionnée ait bien ses propres années de référence, évitant ainsi un dernier biais. Les paroisses sélectionnées appartiennent au Calvados, à l'Ille-et-Vilaine, la Manche, la Mayenne, l’Orne et la Sarthe (*).
Cumul mensuel des décès de 1779 à 1788
Noter, tout d'abord qu'il existe une fluctuation saisonnière naturelle de la mortalité tout au long de nos enregistrements. Pourtant, dans les 6 mois qui suivent l'éruption du Laki, matérialisé par la ligne verticale rouge, la mortalité augmente de plus de 50% par rapport à la moyenne globale (ligne verte). Par exemple on relève 394 décès en août, 410 en septembre, 536 en octobre, etc. pour une moyenne de 307 décès. Après cet automne-hiver 1783-1784 mortel, les six mois suivants montrent une diminution de la mortalité. On relève par exemple « seulement » 215 décès en juillet 1784, 239 en août, 208 en septembre. Une interprétation possible de cette baisse relative consiste à supposer que les personnes les plus âgées ou fragiles sont décédées plus tôt qu'elles ne l'auraient fait en absence des brouillards délétères et qu'ensuite ces décès "manquent" dans les statistiques. On peut également remarquer que la mortalité à la fin de l’année 1779 ainsi que, à un degré moindre, à la fin de 1782 est très augmentée. On a probablement là les effets d’épidémies diverses, hivernales ou non, fréquentes à cette époque, et notamment une épidémie de dysenterie en hiver 1779 et une épidémie de grippe et pneumonie en 1882 (*).
Cumul mensuel des décès de 1769 à 1792
Pour tenter d'obtenir une vue moins perturbée de la "normale", j'ai effectué une étude portant sur toutes les données disponibles dans nos bases sur deux décennies entre 1769 et 1792 et respectant les critères définis pour l'étude précédente. Le résultat du respect de l'exigence d'avoir, pour chaque paroisse, des relevés ininterrompus entre les deux dates est que les effectifs sont plus faibles que pour l'étude précédente. Mais, avec 8413 décès relevés dans 36 paroisses (*), les effectifs restent suffisants pour prétendre à une significativité statistique.
Un été meurtrier.
Sur le second graphique, on voit bien que la décennie 1779-1788, qui précède donc la Révolution française, est une décennie terrible ! La mortalité "normale" est sans doute celle qu'on observe au cours des années 1774-1778 et après 1789. On voit qu'elle se situe autour de 60 décès par mois sur l'échantillon de paroisses retenues : par exemple respectivement 23 décès (soit en moyenne 0,64 par paroisse) en août 1774 et 84 (2,33 par paroisse) en mars 1775; pour comparaison, on note 168 décès (4,66 par paroisse) en août 1783 et 155 (4,30 par paroisse) en mars 1784, soit à peu près le double. Le pic de mortalité du second semestre 1783 apparaît donc toujours nettement malgré l'effectif moins important des paroisses. On notera aussi, en plus des pics de 1779 et 1782 déjà signalés, ceux de 1772 et 1773 ainsi que 1789. Une recherche sur l'origine possible de ces derniers pics renvoie, comme déjà envisagé précédemment, vers les conditions climatiques défavorables et les épidémies diverses : variole, grippe et typhoïde en 1772-73, grave disette en 1789.
3. L’éruption historique du volcan Laki
Description sommaire : à la fin du mois de mai 1783, une fissure de plus de 40 km de longueur s'ouvre dans la croûte terrestre au sud de l'Islande. Elle vomit des torrents de lave à un débit moyen estimé à 2 200 mètres cubes par seconde, soit l'équivalent du débit du Rhin à son embouchure. En février 1784, les coulées de lave recouvrent au total une surface de 565 kilomètres carrés, pour un volume global, gigantesque, estimé à 12,3 kilomètres cubes. Les projections de cendres et de gaz hautement soufrés forment un nuage d'une telle intensité, d'une telle opacité que tout le climat insulaire en est bouleversé, avec un hiver permanent en plein printemps, puis en plein été. Des pluies acides s'abattent sur les côtes sud de l'Islande.
Quelques éléments d’explication scientifique proposés par le géologue M. Thierry Leboulanger : En plus des conséquences directes de l’éruption, trois types d’impacts, à trois échelles de temps et d’espace, peuvent être notés :
1) les retombées "immédiates" et "proches" : dans le cas du Laki, les retombées notamment riches en fluor (8 millions de tonnes) ont provoqué la mort en Islande de 50% du bétail, 80% des moutons, des trois quarts des animaux sauvages, entraînant le décès de 21% de la population par famines.
2) Les impacts différés : aérosols et poussières (= cinérites) transportées par les vents dans les douze premiers kilomètres de l’atmosphère, où se produisent les turbulences responsables de la météorologie ; dans le cas du Laki, les conditions météorologiques anticycloniques sur l’Atlantique nord ont entraîné de grandes quantités d’aérosols d’acide sulfurique vers la Norvège, puis l’Europe centrale, puis la France (à partir du 21 juin) et enfin la Grande-Bretagne (dans un anticyclone, les vents tournent dans le sens des aiguilles d’une montre) ; l’acide sulfurique provient de la réaction du dioxyde de soufre
émis par l’éruption avec l’humidité de l’atmosphère. Ces aérosols ont constitué les fameux "brouillards secs" délétères responsables de la surmortalité observée d’août 1783 à mai 1784, et provoqué des pluies acides qui ont pu brûler la végétation (mais n’ont apparemment pas compromis la moisson de 1783).
3) Les impacts retardés : les éjectas dans la stratosphère (au-delà de 12 km) sont entraînés par les "jet streams", vents violents et réguliers soufflant d’Est en Ouest, qui répartissent les aérosols dans l’ensemble de l’hémisphère nord (un tour de la terre est effectué en environ trois semaines); ce sont ces aérosols qui diminuent pendant plusieurs années la température moyenne du globe, entraînant des perturbations climatiques majeures : hivers exceptionnellement rigoureux, étés caniculaires avec violents orages de grêle, etc… pour comparaison, l’éruption du Pinatubo, dans les Philippines, en juin 1991, a projeté dans la stratosphère (jusqu’à 40 km) 20 millions de tonnes de dioxyde de soufre (6 fois moins que le Laki : 122 millions de tonnes) provoquant une baisse de la température globale au sol de 0.2 à 0.3°C en moyenne pendant trois ans, l’éruption du Krakatoa en 1883 a provoqué une baisse de la température au sol de 0.5 à 0.6°C dans l’hémisphère nord.
Dans le cas du Laki, il semblerait que les émissions ne se soient pas élevées à une altitude exceptionnelle ("seulement" 15 km), ce qui fait qu’une forte proportion des aérosols ont pu recouvrir l’Europe de l’Ouest pendant les 8 mois d’émission de gaz (juillet 1783 à février 1784 à comparer avec les mois à surmortalité du graphique 1). Les émissions ont cependant été suffisamment importantes dans la stratosphère pour provoquer de forts dérèglements climatiques pendant plusieurs années dans tout l’hémisphère nord.
4. En guise de conclusion.
En résumé, l'éruption du Laki, en 1783, au sud de l'Islande, en conjonction à la même période avec celle du mont Fuji, au Japon, a provoqué un bouleversement climatique tel qu'il a effectivement mis en place des conditions qui ont pu être à l'origine d'une surmortalité importante dans les années qui ont suivi et les prémices de la révolte du peuple français de 1789.
Un épisode plus récent, en avril 2010, l'éruption de l'Eyjafjöll, toujours en Islande, permet aux contemporains de se faire une idée de ce qui a pu se passer deux siècles plus tôt. Cette éruption, qui n'a cependant pas atteint les proportions de celle de 1783, a émis une grande quantité de gaz et de cendres. Un mois plus tard, une mystérieuse hécatombe d'hirondelles survient en France. L'explication ? À cause des poussières atmosphériques, les températures s'étaient sensiblement refroidies. Les populations d'hirondelles, revenues sous nos latitudes, épuisées et affamées au terme de leur migration, ne pouvaient plus survivre aux conditions exceptionnellement mauvaises.
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Aux lecteurs intéressés proposons quelques sites où l'on parle, de façon plus ou moins objective et documentée, de cette éruption de 1783 (*).
L'histoire de l'éruption de 1783 racontée en vidéo
Étude du cas Laki sur HistClime (Univ. de Caen)
Quelques réflexions sur l'éruption de 1783 sur Hérodote.net
Un dossier Laki sur Futura Planète
Étude de M Lecouteur (conférence de 2007 augmentée et complétée en 2012-2013)
Origine de la présente publication : sur le site de l'EGBMN (2008-2010)
Avec des emprunts au journal Le Point (2013)
Sur les épidémies :
Appréciation, question, commentaire ? Réagir=(clic) - merci.
1 commentaire
Bien intéressant, ce sujet, Jacques !
Alors j’ai regardé dans ma base personnelle, au niveau des ascendants (et tous les individus):
7 (32) sont décédés entre 1783 et 1785 contre
5 (31) entre 1780 et 1782 et 4 (30) entre 1788 et 1790
A première vue il n’y a pas eu d’impact significatif de surmortalité vers 1783 sur cet échantillon centré sur l’Est de la Belgique, mais on ne peut exclure une incidence marginale avec un effectif plus important.
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