J'ai brièvement connu mon grand-père Jules Pierre Louvel, dit Pierrot, au début des années 1950, quand j'étais enfant. Hélas, il est mort trop tôt, à l'âge de soixante-neuf ans, au printemps de 1953, pour que nous ayons le temps du moindre échange. Je n'ai, bien sûr, pas connu les parents de Pierrot, mes arrière grands-parents, nés cent ans avant moi, au milieu du dix-neuvième siècle. J'ai toutefois recueilli quelques rares confidences de mon père sur sa grand-mère, la mère de Pierrot, Julie Augustine Charlotte Bouraine. Nous étions au restaurant chez Mireille à Carennac, à la fin des années 1980, et je prenais des notes sur la nappe en papier : "Elle a fait quatre ou cinq mariages et a eu trois enfants dont un avec Louvel". S'il exagérait un peu quant au nombre des mariages, il était cependant loin du compte en ce qui concerne le nombre des enfants. On le verra tout à l'heure, comme on verra pourquoi mon père n'avait rien à raconter sur son grand-père...
Le père de grand-père Pierrot, Joseph Ernest Louvel (*) est né à Ernes dans le Calvados. Lorsque le recensement de 1851 est effectué, la famille Langlinay-Louvel, qui habitait précédemment Laize-la-Ville, vient d'arriver au village et habite dans le bourg. Les habitants se connaissent tous et les nouveaux arrivants sont bien évidemment l'objet de la curiosité des commères et des compères. Les deux aînés, Jean François Langlinay et Marie Jeanne Clérisse, des cultivateurs âgés d'une cinquantaine d'années, hébergent leur fille Louise Orélie et son mari, Pierre Louvel. Les jeunes n'ont pas encore trente ans. Ils avaient déjà une fille, Louise, en arrivant à Ernes, et la femme a accouché d'un garçon, Anatole, peu de temps après leur arrivée. En incluant cette nouvelle famille, Ernes compte alors exactement cinq cent quatorze habitants appartenant à cent quarante-six familles réparties entre quelques hameaux. À partir de cette date, la population du village, qui était stable depuis les années 1830, commence à décliner. En effet, on dénombrera moins de trois cent quatre-vingt habitants, une cinquantaine d'années plus tard, au début du vingtième siècle (*).
Quand, à vingt ans, à la fin de 1873, Ernest se présente devant le Conseil de révision, Pierre Louvel, son père, est décédé depuis cinq ans. La guerre contre les prussiens et les troubles liés à l'épisode révolutionnaire de la Commune de Paris sont heureusement terminés. Ernest vit dans le quartier de l'église, chez sa mère, Louise Orélie Langlinay, âgée alors de quarante-huit ans. Il partage les lieux avec son frère Pierre Anatole Louvel, de deux ans son aîné, qui est en âge de faire son service militaire mais qui en a été dispensé ou exempté - peut-être a-t-il "tiré un bon numéro" ?. Leur sœur aînée, Charlotte Louise Marie, a déjà quitté la maison il y a quelques années. Elle s'est d'ailleurs mariée l'an passé avec Eugène Lefranc à Montviette, près de Livarot, et elle vient d'accoucher de son premier enfant, Eugénie Louise Anatolie, à Bellou, un autre petit village du pays d'Auge à l'opposé de Livarot par rapport à Monviette. La famille héberge aussi la grand mère d'Ernest, Anatole et Louise, Marie Jeanne Clérisse, âgée de soixante-quinze ans, dont le mari, Jean François Langlinay, est mort il y a un peu plus d'un an. La vieille Marie Jeanne est considérée "indigente, secourue par la charité", selon ce qui est noté lors du recensement de 1872 (*).
Ernest est un homme solide, mesurant 1,69m, donc assez grand pour son époque puisque la taille moyenne des hommes s'établit alors autour de 1,64m. Le conseil de révision enregistre sa description physique; il a le cheveu rare, de teinte châtain comme ses sourcils, les yeux gris, le front rond, le nez gros, la bouche petite, le menton rond, dans un visage ovale. Bien que l'enseignement n'ait pas encore été rendu obligatoire, les municipalités entretenaient souvent une institutrice ou un instituteur. Ernest avait dû fréquenter l'école puisque le conseil lui reconnaît un niveau d'éducation noté "3", c'est à dire un niveau de fin d'études primaires; il sait lire, écrire et compter. Le tirage au sort lui a donné le numéro 37. Tenant compte de ce numéro, et de sa situation personnelle de soutien de famille, le conseil lui accorde le bénéfice d'une dispense de service actif. Son métier de maçon lui vaut d'être affecté au Service auxiliaire de l'armée. Le lien que le conseil établit entre une caractéristique notée "Alopécie", en marge de la décision, dans le dossier d'Ernest et son affectation est pour le moins difficile à établir... C'est plus précisément au "3e service" qu'Ernest est rattaché. C'est à dire qu'il peut être appelé, pour la durée de l'année qui suit, à des "travaux concernant la construction, la réparation et l'exploitation des voies ferrées et des lignes télégraphiques" (*). On était justement en train d'achever certains tronçons de la ligne Caen - Cerisy-Belle-Étoile (*) ou la ligne de Caen à la mer (*).
Si c'était nécessaire, il pourrait aussi être rappelé pour une activité dans son service auxiliaire pendant toute la durée du service actif, c'est à dire jusqu'en 1879, la durée de l'active ayant été maintenue à cinq ans après l'adoption de la loi militaire Cissey en 1872. Ne serait-ce pas une version républicaine de la "corvée" médiévale (*)? D'autre part, ces "affectations" dans le cadre du Service militaire ne sont elles pas l'équivalent sur le territoire national des "réquisitions" des populations indigènes par les "autorités" dans les pays colonisés par la France à la même époque (*)?.
Affecté dans un service auxiliaire, Ernest n'est pas tenu d'obtenir l'autorisation de l'armée pour se marier, et de fait, deux ans et demi plus tard, le cinq août 1876, il épouse Eugénie Philomène Augustine Leverrier, à Magny-la-Campagne (*), un petit village situé à quelques kilomètres au Nord d'Ernes, à mi-chemin de Mézidon-Canon.
L'année suivante, le quinze août 1877, un garçon nait de cette union. Il reçoit les prénoms Ernest Auguste Alzir. Hélas, Augustine décède deux ans plus tard, le quatorze septembre 1879, dans la maison de sa mère à Magny-la-Campagne. Elle n'est alors âgée que de vingt-deux ans. L'absence d'un enfant mort-né ou décédé en très bas âge dans les registres à la même date, laisse penser qu'elle n'est pas décédée en couches.
Après le décès de sa femme, Ernest Louvel reste quelques temps à Magny-la-Campagne. Sa présence y est attestée jusqu'en avril 1880, par son enregistrement auprès de la Gendarmerie dont dépend le village. Bien que maintenant passé dans la Réserve d'active depuis le premier juillet 1879, il n'est pas pour autant libéré de ses obligations militaires et la loi lui impose toujours de faire connaître ses résidences aux autorités militaires, en l'occurrence les gendarmes de son lieu de résidence. En revanche, un an et demi plus tard, en décembre 1881, lors du recensement quinquennal de la population, Ernest n'est plus à Magny-la-Campagne. Il a laissé son fils Auguste aux bons soins de son ex belle-mère, Constance Goret, dont le mari Jules Leverrier est mort un an et demi avant leur fille Augustine.
Constance, âgée de cinquante trois ans, vit chichement en subvenant à ses besoins grâce à ce que lui versent des parents pour être la nourrice de leur enfant. Le salaire de cette activité, pas plus de dix à douze francs par mois, n'est qu'une fraction du salaire des journaliers agricoles (1) (2). On ne sait pas si Ernest participe aussi à l'entretien de son fils. Toujours est-il que le petit Auguste termine sa scolarité primaire à Magny-la-Campagne alors que son père est parti travailler et vivre ailleurs. C'est sans doute un bon élève puisque, plus tard, lors de son recensement militaire au début de 1898, il est précisé qu'il exerce la profession de clerc de notaire à Tournebu, en Calvados. Toutefois les recensements de population de 1896 à 1906 ne le mentionnent pas à cet endroit, ni d'ailleurs dans les villages avoisinants (*). L'année suivante, Constance Goret décède à Magny-la-Campagne le vingt-six décembre 1899.
Le vingt-six juillet 1882 Ernest Louvel s'enregistre, cette fois, à la gendarmerie de Saint-Ouen-l'Aumône, en Seine-et-Oise (aujourd'hui Val d'Oise), petite ville limitrophe de Pontoise.
À Saint-Ouen-l'Aumône, Ernest exerce le métier de menuisier en voiture ou de charron (*). Les véhicules de l'époque, les coches, les fiacres ou coupés de ville, les bagnoles, landaus et calèches, les berlines, les boquets, les cabriolets et les breaks et même les camions, tombereaux, chariots et charrettes, tous hippomobiles, ont besoin qu'on entretienne leur structure en bois, leurs timons, mais aussi leurs essieux, leurs cerclages de roues... Le travail ne manque pas.
En 1882, Ernest est veuf depuis plus de deux ans. Il vit seul, mais, décidément, cette situation ne lui semble pas satisfaisante. Depuis Saint-Ouen-l'Aumône, il suffit de passer le pont sur l'Oise et, en quelques minutes on se trouve à Pontoise, la ville voisine, sur l'autre rive de la rivière. On arrive sur sur la place du Pont. Le centre ville est sur les hauteurs, derrière les remparts; à droite s'ouvre le quai du Pothuis et à gauche celui de l'hospice. Pontoise est une ville particulièrement animée. Chaque semaine, plusieurs marchés s'y installent sur diverses places. Leur fréquentation et les couleurs qu'ils offrent inspirent les peintres comme Ludovic Piette ou Camille Pissaro.
On peut raisonnablement penser qu'Ernest fréquente au moins certains de ces marchés, à l'occasion, tout comme il fréquente sans aucun doute la fête du 14 juillet qui a été tout récemment instituée fête nationale par la loi du six juillet 1880. Il n'a pas pu manquer, non plus, en novembre, la foire de la Saint-Martin, une manifestation multi centenaire à Pontoise.
C'est peut-être lors d'un de ces évènements ou bien lors d'une promenade dominicale au bord de l'Oise, ou encore par des relations communes, qu'il rencontre Julie Augustine Charlotte Bouraine, une jeune femme de vingt ans née à Colombes dans le département de la Seine (aujourd'hui Hauts-de-Seine). Elle vit à Pontoise, au bord de la rivière, 45 quai du Pothuis, avec ses parents et leurs six autres enfants plus jeunes qu'elle. La famille, qui vivait auparavant à Paris, près de l'avenue de Clichy, est arrivée récemment à Pontoise pour prendre soin du grand père Louis Jules Bouraine, qui va sur ses soixante-dix huit ans, et n'est pas en très bonne forme. La grand-mère, Marie Françoise Privé, est décédée il y a bientôt trois ans, en février 1879. Le quartier du Pothuis, dont le nom vient de la porte, ou huis, de la ville, qui s'y trouvait autrefois, était peuplé par les oncles et tantes de Julie du côté de cette grand-mère paternelle, mais aujourd'hui il ne reste que sa propre famille. Tous les hommes de la famille Privé exerçaient le métier de charretier de bateaux. Ce métier consiste à hâler les bateaux sur l'Oise, soit à la bricole, une sorte de harnais que les charretiers se passent sur l'épaule et la poitrine, soit en conduisant leurs chevaux de halage. Autant dire qu'ils étaient plus souvent sur les chemins au bord de l'eau, parfois jusqu'à Le Havre, qu'à la maison.
Quand on n'y travaille pas, le bord de l'Oise au Pothuis est un lieu agréable. On y flâne le dimanche dans ses beaux habits. On vient y faire un tour de barque ou simplement faire le badaud. L'endroit est très prisé des peintres. l'artiste peintre Camille Pissaro y habite, pas très loin de chez la famille de Julie Bouraine. Peut-être Ernest s'est-il arrêté devant un chevalet pour contempler une toile en train de se faire ? Il aurait ainsi côtoyé lui aussi sans le savoir une ou un des impressionnistes qui aimaient peindre les bords de l'Oise : Berthe Morisot, Edouard Béliard, Gustave Loiseau ou Camille Pissaro (*).
Julie est veuve d'un premier mari, Jules Lehoux. Quand Julie rencontre Jules, elle et sa famille logent au trois rue Lantiez, dans le dix-septième arrondissement, et travaillent dans la boucherie, avenue de Clichy. Lui, habite dans le vingtième, six passage Dieu, à l'autre bout de Paris, mais il rend visite à son cousin Henri Oreneuse qui réside dans le quartier de Clichy, trente-neuf rue Berzélius. Julie et Jules font connaissance, peut-être à la boucherie. La jeune fille de dix-sept ans est séduite par cet homme de presque trente ans, aux yeux bleus et cheveux châtains, plutôt grand pour l'époque avec ses 1,70m (*). Il est camionneur au Chemin de Fer de l'Ouest, mais il a de solides racines terriennes quelque part en Seine-et-Oise, du côté de Mantes. Séduit lui aussi, il est probable qu'il fait une demande formelle de marier leur fille aux parents de Julie. Bien que leur fille soit encore très jeune, la famille n'est pas contre son mariage avec Jules. Comme il se doit, les bans sont publiés à la porte de la mairie du dix-septième arrondissement de Paris, les dimanches vingt-cinq avril et deux mai. Ils s'épousent dans cette même mairie, en présence des familles, le samedi huit mai 1880. Ils n'ont pas fait de contrat avant mariage.
Presque deux ans jour pour jour après le décès de son premier mari, à la toute fin de l'année 1882, le trente décembre, le mariage de Julie Bouraine avec Ernest Louvel est prononcé à la mairie de Pontoise, après bien sûr une double publication des bans les semaines précédentes.
Bien qu'âgé de vingt-neuf ans, Ernest a dû obtenir de sa mère restée à Ernes, une autorisation de mariage signée devant un notaire de Saint-Pierre-sur-Dives. Il est accompagné par deux amis ouvriers, l'un charron, comme lui, l'autre maréchal (*). Julie, de son côté, est entourée par sa famille. Son père Louis Jules et sa mère, Marie Augustine Charles, sont là, comme sont là deux oncles, Jacques Charles et Louis Fouilleul, pour servir de témoins. Après la traditionnelle lecture de l'article six du titre "du mariage" du Code civil, Julie et Ernest sont déclarés "unis par le mariage".Julie est bientôt enceinte. Le vingt-et-un novembre 1883, le nouveau couple a une fille, Jeanne Julie Augustine, qui naît à Argenteuil, 99 Grande rue, nouvelle résidence de la famille depuis le mois d'octobre.
Un an plus tard, un second enfant naît. C'est un garçon, mon grand-père Pierrot. Pourquoi Julie Bouraine accouche-t-elle de Pierrot à Ernes ? Est-ce un retour aux sources pour Ernest, son mari ? En tout cas c'est l'occasion pour lui de voir sa famille restée à Ernes, au hameau de La Cavée, et de lui présenter sa femme Julie et sa fille Jeanne, âgée d'un an. Son frère Anatole et sa belle-sœur Valentine ont déjà trois enfants. Le petit dernier, Louis (*), a seulement un an et demi et Valentine est de nouveau enceinte (*). La mère d'Ernest et Anatole Louvel, Louise Orélie Langlinay, âgée de soixante-deux ans, vit aussi chez Anatole; son mari, Pierre Charles Louvel, le père des deux garçons, est décédé il y a déjà dix-sept ans à l'âge d'à peine quarante-deux ans. La grand-mère Marie Jeanne Clérisse, elle aussi est morte il y a bientôt trois ans. Le retour temporaire d'Ernest auprès de sa mère s'est sans doute fait avec l'idée qu'elle aiderait à l'accouchement. Enfin il est probable qu'Ernest soit également venu rendre visite à son premier fils, âgé de sept ans, resté à Magny-la-Campagne, à deux pas de là. Mais il ne sera pas question de prendre son garçon avec lui dans sa nouvelle famille. Après la naissance de leur garçon, Ernest, Julie et les enfants retournent en région parisienne et demeurent à Colombes, au lieu-dit les Quatre-Chemins.
La petite Jeanne a cinq ans et Pierrot en a quatre lorsque Ernest, leur père, décède, le vingt-deux février 1889 à l'hôpital des Sœurs de la Charité, situé à l'époque dans le bâtiment construit cent ans plus tôt pour Nicolas Beaujon, 208 rue du Faubourg Saint-Honoré, dans le huitième arrondissement de Paris (*). Ernest n'a que trente-six ans. L'acte de décès ne donne rien d'autre qu'une adresse, celle-ci correspond à l'hôpital, et le nom des déclarants, des personnels du dit hôpital. La longévité moyenne dans les années 1880 étant autour de soixante-dix ans pour les hommes (*), ce décès apparaît donc comme bien précoce. On peut tenter quelques hypothèses quant aux raisons possibles du décès d'Ernest. La première est celle d'un accident du travail ou même de la circulation. Les rues de Paris étaient dangereuses. Il n'était pas rare que des piétons se fassent renverser par un fiacre, un omnibus ou un camion à cheval comme ce fut le cas, par exemple, de Pierre Curie, écrasé en 1906 par un camion hippomobile. Déjà en temps "normal" on déplorait en moyenne un mort tous les deux jours, alors en cette année d'exposition internationale et d'inauguration de la tour Eiffel prévues en mai, les choses avaient empiré... La deuxième explication envisageable pour la mort d'Ernest est une atteinte possible par une maladie endémique comme la diphtérie, la typhoïde ou la tuberculose, très présentes en cette fin de dix-neuvième siècle. Enfin une troisième explication du décès pourrait être une affection épidémique comme celle du choléra - la sixième pandémie était en cours dans les années 1880-1890 - ou comme celle de la grippe qui a sévi en Europe en 1889-1890. Les raisons de mourir ne manquent pas.
Julie se retrouve donc à vingt-sept ans seule avec deux enfants, Jeanne et Pierrot. Heureusement ses parents et leurs quatre autres enfants, Louis (*), Charles, Émile et Blanche, vivent près d'elle au Petit-Colombes, un quartier de Colombes proche du pont de Bezons, et la soutiennent. La vie continue. L'exposition internationale s'est achevée et on a conservé la tour de Monsieur Eiffel. Au début de l'année 1890, les journaux publient en feuilleton "La bête humaine" de Zola, l'histoire d'un conducteur de locomotive. Ils font également état du record de vitesse sur rail de 144 km/h établi entre Sens et Montereau par une locomotive à chaudière Flaman. Les français sont amateurs de ce genre d'exploits techniques !
Julie, pragmatique, cherche un homme pour l'aider à élever ses enfants. Elle rencontre un veuf de trente-neuf ans, Jean Baptiste Léon Rousselle, qui est épicier et habite à Colombes, rue Victor Hugo. Pas question de se "marier de la main gauche" (*). Sans doute conseillée par sa famille, Julie veut passer à la mairie.
Après publication des bans les onze et dix-huit mai à la porte des mairies de Colombes et de Levallois-Perret, le mariage est célébré le vingt-sept mai dans cette dernière ville. Les parents de Julie sont présents et deux de ses cousins germains, Charles Expert, de Bezons et Charles Wargnier, de Boulogne, lui servent de témoins. En revanche, les parents et les grands parents de Léon étant tous décédés, il prend pour témoins deux amis, brasseurs à Levallois. Le couple s'installe au Chemin de Halage au Petit-Colombes, à côté du domicile des parents de Julie. Dans sa nouvelle "Deux amis", Guy de Maupassant décrit ainsi les lieux tels qu'il les a connus vers 1870 : "En face, le village d'Argenteuil [...]. Les hauteurs d'Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui va jusqu'à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et ses terres grises.". Les journaux s'enthousiasment pour "le premier vol d'un engin ailé et motorisé plus lourd que l'air" construit pas Clément Ader. Dès le milieu de l'été 1890, il est évident que Julie est enceinte. Le vingt-sept février 1891, elle accouche d'une fille, mort-née. Lors de la déclaration de l'enfant, Léon se dit caoutchoutier. Lors du recensement de 1891, au printemps, Léon se dit "machiniste". Julie est aussitôt de nouveau enceinte. Le dix novembre de la même année, Léon, qui se dit cette fois mécanicien, déclare un garçon, mort-né également. Le couple est-il victime d'une incompatibilité Rhésus ou bien a-t-il décidé volontairement, conjointement ou non, d'interruptions tardives de grossesses non désirées, cela reste et restera sans doute une question sans réponse.
Julie et Léon déménagent à Bezons, rue Sébastopol. Et c'est là qu'un coup de théâtre se produit à la fin de 1893. La police vient arrêter Léon Rousselle à son domicile pour le traduire devant la cour d'Assises de la Seine. En effet, une certaine dame Poirier, a déclaré que Léon était déjà marié avec elle et elle a porté plainte contre lui. Le huit janvier 1894, Léon est condamné à trois ans de prison et il est incarcéré à la Maison d'arrêt de Corbeil, en Seine-et-Oise. C'est un établissement pénitentiaire récent, ouvert depuis une dizaine d'année, en 1883. Mais Julie se moque bien que la prison soit neuve ou pas. Léon peut bien y rester aussi longtemps que possible. En fait il bénéficiera d'une libération conditionnelle dès le mois de septembre suivant. Mais il a trahi Julie. Représentée par un avoué, Me Salone, et aidée d'un avocat, Me Besnier, qui plaidera en son nom, elle demande l'annulation de son mariage. Le procès à lieu à Versailles. Léon n'est même pas représenté. La requête de Julie est confirmée par le jugement rendu en audience publique, le quatre décembre 1894, par la première chambre du tribunal civil de première instance. Le mariage entre Julie et Léon est déclaré "nul et de nul effet". Léon Rousselle est condamné aux dépens. La fin de ce troisième mariage est sans doute moins tragique que les deux précédents. Cela ressemble à un de ces vaudevilles que les bourgeois vont applaudir dans les théâtres de boulevard à Paris, les rires en moins. C'est encore une épreuve pour Julie et pour ses deux enfants. On se dit que Julie n'a décidément pas de chance...
Probablement dès le début de1894, Julie reforme un couple avec Jules Hippolyte Cottenet. Jules est un jeune homme né il y a vingt-six ans à Issy, département de la Seine, et qui est venu à Bezons, comme beaucoup, pour y trouver un travail. À la fin de l'année, il connaît la famille de Julie. Émile Charles Louis Bouraine, le jeune frère de Julie, âgé de vint-huit ans, sert de témoin à la sœur cadette de Jules, Louise Cottenet, pour son mariage à Bezons, avec Charles Eugène Pajard.
En effet, en ce milieu des années 1890, Bezons est une ville en plein développement. Avec l'usine des caoutchoucs et des câbles électriques SIT, l'usine d'ascenseurs et escaliers roulants Abel-Pifre (*), le chantier naval Bertin, tous situés au bord de Seine à Bezons, sans oublier l'usine de construction automobile Loraine-Dietrich à Argenteuil, juste à la limite de Bezons, l'offre locale d'emplois est importante. D'autant qu'on peut aussi ajouter à cette offre permanente, les emplois temporaires à venir liés aux travaux en prévision de l'arrivée de plusieurs lignes du tramway. Le premier avril 1895, Jules vient en mairie pour déclarer et reconnaître un garçon, Jules André Gaston, dont Julie vient d'accoucher. L'arrivée de cet enfant est sans doute ce qui amène les parents à décider de s'unir légalement.
Deux mois plus tard, les dimanches neuf et dix-sept juin, les bans sont publiés à la porte de la mairie. Malheureusement ce qui s'avérait pouvoir être une journée de fête est assombri par le décès du petit Jules André qui survient le samedi seize... Malgré tout, le mariage est célébré à Bezons, le vingt-neuf juin 1895. Il y a fort à parier que la mariée était en noir. Le pire n'étant pas toujours certain, le nouveau couple aura finalement cinq autres enfants, soit successivement quatre filles, Suzanne née en 1897 à l'hôpital à Nanterre, puis Lucie en 1899, Louise en 1900, Lucienne en 1902, toutes trois nées 6 rue Piat, dans le vingtième arrondissement de Paris, et un garçon, Gaston, né en 1904 à Nanterre. À la naissance de Gaston, Julie a déjà quarante-et-un ans et cette dixième grossesse sera la dernière. Pendant ce temps, les deux enfants d'Ernest Louvel, Pierrot et sa sœur Jeanne, ont achevé de grandir dans cette nouvelle famille qui compte donc au total sept enfants. Il semble que le couple formé par Julie et Jules Cottenet ne soit pas d'une solidité exemplaire. Jules aime bien boire et rentrer tard; il peut alors se révéler parfois violent. Il abandonne au moins deux fois sa famille, la privant de ressources pendant plusieurs semaines. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'intégration des enfants Louvel dans la famille Cottenet ne soit pas parfaite. Gaston Cottenet, le petit dernier, refusera notamment, bien plus tard, de recevoir chez lui "le fils de l'autre", mon père, l'autre étant Pierrot, son demi-frère, mon grand-père (*).
Finalement, comme le confirme la mention portée en marge de l'acte de mariage, Julie demande le divorce. Le jugement du tribunal civil de la Seine est définitif le huit janvier 1913. Les détails de l'enquête préalable au jugement de divorce révèlent que Julie s'est séparée d'avec Jules Cottenet quelques années après la naissance du petit Gaston. En 1910 elle est allée vivre avec ses enfants à Nanterre, rue de Saint-Germain. Peut-être, après tout, mon père n'avait-il pas exagéré en parlant de la possibilité de cinq mariages pour sa grand-mère ? Mon enquête sur Julie n'est donc pas terminée.
De son côté, Jules Cottenet s'était remarié à Paris, le dix août 1918, avec Celma Appoline Poëtte; il est décèdé le dix-huit août 1924, apparemment sur son lieu de travail, 4 rue de la Chine, dans le vingtième arrondissement de Paris.
La décennie 1920-1930, les "années folles", n'est pas une période très heureuse pour une partie de la famille de Julie. Jeanne Chandellier, la femme de son fils aîné, Pierrot Louvel, a demandé le divorce et il sera prononcé en 1924. Mais Pierrot a fait la guerre, il se débrouillera bien tout seul, d'autant que leur fils Ernest reste pour l'instant avec sa mère. En revanche, le fait que André Jean, le mari de sa fille Suzanne, l'aînée des Cottenet, soit parti, est plus ennuyeux. Suzanne se retrouve seule à Bezons, 6 quai Voltaire, avec ses deux enfants : Georges, né en 1920 et Ginette, née en 1922. Julie, bonne mère, viendra vivre chez sa fille quelques temps, sans doute jusqu'à ce que le divorce soit prononcé le 22 septembre 1928 et que, en 1929, Suzanne se marie de nouveau. C'est Georges Varlet, un veuf déjà père de deux enfants, Roger et Paulette qui est l'heureux élu, et le couple a très vite, dès 1930, une fille de plus qu'ils prénomment Jeanine. Pour loger tout ce monde, la famille recomposée s'installe dès le début de la décennie 1930-1940, au 6 de l'avenue Jean Jaurès à Colombes, dans des nouveaux bâtiments situés près de la nouvelle gare du stade, entre le stade construit pour les jeux Olympiques de 1924 et le port de Genevillier. Mais la fin des problèmes de Suzanne n'est pas la fin des tracas de Julie. "Toi aussi, ma fille ?" aurait-elle pu dire. Car Jeanne Louvel, son aînée, divorce également d'avec son second mari, Charles Joseph Mouchon. Le jugement de divorce est prononcé le 26 août 1930. Julie vient assister sa fille Jeanne en habitant avec elle au 32 de l'avenue Gambetta à Colombes. À la fin de la décennie 1930-1940, quand Julie commencera à décliner, c'est cependant chez sa fille Suzanne qu'on la retrouve. Elle décède finalement, le 7 avril 1940 à l'hôpital de Nanterre, 403 avenue de la République. Jeanne la suit de peu. Elle décède également un an et demi plus tard, le 16 décembre 1941, à l'hôpital Laennec, 42 rue de Sèvres, dans le septième arrondissement de Paris.
Lire la suite : Une montre rend grand-père joyeux (clic)
Pour ceux qui auraient perdu le fil, voici les personnes engagées dans le récit et leurs relations réciproques. Les numéros qui précédent les individus sont ceux des générations à partir de celle de la racine Louvel Pierre Charles. Mon numéro de génération, comme ceux de ma fratrie, serait 5 dans ce schéma (en bleu : les hommes, en rouge : les femmes).
1. Louvel, Pierre Charles, 1825-1867 x 1847 Langlinay, Louise Orélie, 1822-1894 2. Louvel, Charlotte Louise Marie, 1848-1905 x 1872 Lefranc, Eugène, 1847-(après 1905) 3. Lefranc, Eugénie Louise Anatolie, 1873-1898 3. Lefranc, Pierre Louis Désiré, 1877-(après 1925) 3. Lefranc, Emile Marcellin, 1880-1909 2. Louvel, Pierre Anatole, 1850-1918 x 1878 Botrel, Bélina Valentine, 1858-1886 3. Louvel, Joseph Pierre Hippolyte, 1879-(?) 3. Louvel, Henri Marius Gustave, 1881-1954 3. Louvel, Louis Robert Adrien, 1883-1914 3. Louvel, Léonie Marie, 1885-1936 2. Louvel, Joseph Ernest, 1853-1889 x 1876 Leverrier, Eugénie Philomène Augustine, 1857-1879 3. Louvel, Ernest Auguste Alzir, 1877-(après 1928) x 1882 Bouraine, Julie Augustine Charlotte, 1862-1940 3. Louvel, Jeanne Julie Augustine, 1883-1941 3. Louvel, Jules Pierre Ernest, 1884-1953
1. Bouraine, Louis Jules, 1839-1905 x 1862 Charles, Marie Augustine, 1845-(?) 2. Bouraine, Julie Augustine Charlotte, 1862-1940 x 1881 Lehoux, Jules Alphonse, 1853-1881 (sans enfant) x 1882 Louvel, Joseph Ernest, 1853-1889 3. Louvel, Jeanne Julie Augustine, 1883-1941 3. Louvel, Jules Pierre Ernest, 1884-1953 x 1890 Rousselle, Jean-Baptiste Léon, 1851-(?) mariage annulé en 1894 (2 enfants mort-nés) x 1895 Cottenet, Jules Hippolyte, 1869-1924 divorce en 1913 3. Cottenet, Suzanne, 1897-1973 x 1919-1928 Jean, André, 1896-(?) x 1928 Varlet, Georges Ernest, 1887-1937 3. Cottenet, Lucie, 1899-1978 x 1924 Daguenet, André Louis, 1900-1990 3. Cottenet, Louise Augustine, 1900-1957 x 1926 Bernard, Gaston Jacques, 1897-1957 3. Cottenet, Lucienne, Madeleine, 1902-1986 x 1922 Piette, Marius Eugène 3. Cottenet, Gaston, 1904-1957 x 1929 Naudan, Marguerite Léa, 1911-1992 2. Bouraine, François Honoré, 1864-(?) 2. Bouraine, Emile Charles Louis, 1866~1911 2. Bouraine, Charles Jules, 1869-(?) 2. Bouraine, Camille Juliette, 1871-(?) 2. Bouraine, Charles Louis, 1874-1941 2. Bouraine, Jules Auguste, 1876-1904 2. Bouraine, Blanche Pauline, 1877-(?) 2. Bouraine, Paul Jules, 1880-1881
Le titre de ce récit a changé. J'ai d'abord pensé que, comme souvent, le troisième prénom "Charlotte" était "l'usuel". Mais il est fort probable que je me sois trompé si j'en juge par le prénom "Julie" fourni lors des recensements et figurant sur sa plaque tombale. J'ai donc corrigé mon texte en conséquence.
Les actes ou les recensements cités proviennent des archives départementales du Calvados, des Hauts-de-Seine et de Paris (ancienne Seine), de Pontoise, du Val-d'Oise et des Yvelines (ancienne Seine-et-Oise). Quelques sites consultés : Traits en Savoie (site périmé) - Projet Babel : charretier - Wikipedia : halage
Bonsoir,
Excellent travail de recherche, ce qui me plait beaucoup c’est des liens qui ont été faits avec les évènements historiques connus, et des œuvres de peintres, ce qui rendent vivant le récit. Puis la façon romancée permet une lecture plus aisée. Bravo je dis, bon travail!
Bonjour chère visiteuse Cheng ;) Merci pour tes encouragements. Je rectifie juste ton avis selon lequel mon texte serait “romancé". Il n’en est rien. Tout est simplement factuel. La romance consisterait à ajouter des évènements et anecdotes du quotidien qui ne reposeraient pas sur des faits enregistrés. Mon texte est simplement “rédigé". JL
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