Ligne numéro un
Le 5 Fév 2019 par Jac Lou • Réagir » • ∞ Partage »
Prélude à une balade sur l'esplanade de La Défense.
Où sont les caméras? Pour aller de Paris à La Défense, plutôt que la Ligne A du RER, je préfère nettement prendre cette Ligne 1 du métro. C'est "ma" ligne. Plus que deux stations avant La Défense. Je vais m'approcher de l'avant de la rame. Pas de séparation entre les voitures. La rame est ouverte d'un bout à l'autre. Contourner les valises des touristes. Éviter les pièges des jambes tendues. Il pourrait les bouger ses grandes pattes, l'escogriffe ! Bon, arrête de bougonner in petto, ta mauvaise humeur se lit sur ton visage. Essaie plutôt le sourire, c'est contagieux le sourire. Bah non, sur cette dame ça n’ marche pas. Elle baisse la tête et pince encore plus ses lèvres. Elle n’a plus de bouche. Elle doit imaginer que je veux ... comment disent les djeun's ? "que je veux la pécho". Si c'est ça, cette meuf se fait un film. Ah, ça marche avec ce vieux monsieur. Merci m’sieur. Nos neurones miroir se sont connectés (1). Bon, voilà ! Je suis en bout de rame. Pas de cabine du conducteur non plus. J’arrive directement devant la vitre frontale. Forcément, la "1" est une ligne automatique. Nous sommes conduits par un robot situé ailleurs, quelque part dans un centre de commande et de régulation de la ligne. Où sont les caméras ? Ah, en voilà une. Est-ce que nous sommes surveillés par le robot ou par des humains ? En permanence, ou bien la vidéo est-elle juste enregistrée pour servir en cas de problème ? Je te tire la langue, qui ou quoi que tu sois, Big Brother (2).
L'été est déjà fini. Finalement ce métro sur pneus est aussi bruyant que ceux à roues métalliques récents. Les pneumatiques chuintent sur la piste-guide en acier avec une sorte de vibrato régulier. Accompagnement de cliquetis erratiques. Le bruit est d'autant plus présent qu'il y a, comme toujours, une fenêtre ouverte par la ou le claustrophobe de service. C'est peut-être cet homme qui transpire et qui happe l'air en ouvrant une bouche de poisson-chat ou alors cette femme qui évente ses joues rouges avec un journal gratuit. C'est vrai que les rames ne sont pas climatisées. D'un point de vue écologique, c'est une bonne chose. Le vingt-neuf septembre l’été est déjà fini, cependant il est vrai aussi qu’il fait chaud. Mais, après tout, je ne vois pas pourquoi j’incriminerais le soleil, qu'il soit d’été, d'automne, ou de la Saint-Martin (3) dans cette affaire. Ce n’est pas lui qui est le principal responsable de la chaleur qui règne dans le monde souterrain du métro. C’est plutôt la rançon à payer pour les accélérations et les freinages puissants et l’énergie que dépensent les rames. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ... en chaleur. Pas vrai, mon cher Lavoisier (4) ?
Temps distendu. Nous avons eu de la chance durant ce trajet. Pas de joueur d’accordéon à touches de piano qui s'applique à massacrer le musette (5), pas de joueur de saxo avec accompagnement par ampli à roulettes, pas non plus d'orateur-prétendu-juste-sorti-de-prison qui clame sa litanie pitoyable apprise par cœur. Rien pour nous empêcher de penser. Les passagers de la rame sont majoritairement très occupés à scruter l’écran de leurs ordiphones, cela suffit pour inhiber toute forme de pensée. Big Browser réjouis-toi. Tu les tiens. Ils sont captifs, liés par le regard à une virtualité en conserve. Personne ne regarde vers l’extérieur de la rame. Pourquoi le faire ? Il y fait noir. Il y a bien ce jeune éphèbe à ma droite qui fait face à la fenêtre, mais il regarde son reflet et remet ses cheveux en place. Mais oui, tu es beau. Indulgence. J'ai fait de même quand j'étais jeune adulte. Exception, deux petits enfants aux cheveux très bruns, à l'avant près de moi, sont fascinés par ce voyage à l'aveugle dans la nuit du tunnel. Je partage la même attraction qu’eux pour le non-paysage que la rame avale. Nous expérimentons, eux et moi, les effets de la relativité générale (6) en tombant vers le trou (7) noir en aval de la rame. Le temps se distend. Je suis un môme assis côté fenêtre à droite dans le sens de la marche. Le siège est en lattes de bois verni. Mes jambes sont ballantes. Nous allons encore une fois à l'hôpital des Quinze-Vingt (8). J'ai un peu mal au ventre. Je regarde sans la voir la paroi sombre du tunnel. L'éclairage de la rame fait surgir fugacement du néant des affiches autrement condamnées à l'inexistence. Intérêt soudain. D’abord "Dubo". C'est quoi ça, "Dubo" ? Plus loin "Dubon". Et finalement "Dubonnet". "- Maman, c'est quoi Dubonnet ?". C’était très malin cette réclame – on ne disait pas pub à l’époque – pour un vin apéritif. La preuve, je me la rappelle encore.
Pas un chat. Retour au présent. Je me demande à quoi pensent ces deux enfants silencieux qui fixent l'obscurité du souterrain séjour devant nous. J'apprécie la sensation d'avoir un "horizon", là bas, à l'arrière, à l'autre bout de la corde de lumière que forme la rame. Je pense "corde" à cause du "trou noir" (9). J’me comprends. Je ne me sens pas enfermé dans une boîte-wagon. Je ne suis pas un chat de Schrödinger (10). Je suis vivant et en même temps vivant, Erwin. Où aurais-tu caché ton dispositif meurtrier ? Tiens, en approche du pont de Neuilly la voie n'est pas tout à fait rectiligne et l'enfilade des soufflets, des sièges et des barres d'appui verticales ondule lentement, occultant temporairement mon horizon. Nous sommes sur la planète "Dune" (11), et la rame est un ver des sables qui nous a tous avalés. J'aperçois mon reflet déformé dans la vitre bombée. J'ai un crâne tout en hauteur. Je suis bien un extra-terrestre de cinéma.
Intonations. Ah ! Voilà la lumière de la station. Une voix féminine rassurante s’impose dans le brouhaha. "Pont de Neuilly", un court silence, "Pont de Neuilly". Deux annonces, deux intonations. La première avec une terminaison montante pour dire "ça arrive bientôt", la seconde avec une terminaison descendante pour dire "c'est là". La rame s'arrête au centimètre prévu et les doubles portes vitrées s'ouvrent de concert. Les dames qui descendent à cette station sont décidément "bon chic bon genre". Et celui-là, en costume trois pièces à rayures, c'est l'image typique du banquier dans les caricatures, la bedaine en moins. Je l'ai remarqué tout à l'heure avec ses ongles manucurés et ses boutons de manchettes en or, sinon en quoi d'autre ? Signal sonore. Fermeture des portes.
Plein air. La rame accélère et je tiens mon équilibre en m'appuyant contre l'espèce de coffre arrondi placé sous la vitre avant. Qu'y a-t-il dans ce coffre ? Dissimulerait-il le détecteur de particules, le marteau et la fiole d'acide cyanhydrique imaginés par Erwin pour tuer le chat dans la boîte ? Ne serait-il pas plutôt l'abri d'une extension de notre robot-conducteur, une sorte d'opérateur caché comme dans l’Automate joueur d’échecs (12), qui recevrait ses cyber-consignes par radio ? Comment vas-tu, HAL ? Tu ne veux pas me chanter une chanson (13) ? Pas de réponse. Aucun signe d'activité du côté des caméras. Pas le moindre clignotement rouge pour nous signaler que nous sommes surveillés. Nous sommes dans la montée qui nous fait sortir à l'air libre au milieu du pont de Neuilly. Lumière du jour. Clignement des yeux. Le claustro va aimer. Mais ça va vite. J'ai à peine le temps d'apercevoir le bâtiment de la Sacem à gauche, il a bien la forme d'un piano à queue sur lequel on aurait posé une pile de disques vinyle. Une symbolique d’un autre temps. Quelques péniches d’habitation en face de l'île du Pont. Je me demande qui peut choisir d’habiter sur la Seine à Neuilly. Des anciens hippies ou des bobos ? Des minimalistes ou des friqués non conformistes ? On dépasse l’île. Encore une vue fugace du cours de la Seine vers Boulogne et du quai de Puteaux encombré par les autos et dominé par la tour Nobel, la première construite ici, et nous entrons de nouveau sous terre. Ou plutôt sous béton. Arrivée à l'Esplanade de la Défense. Annonce répétée deux fois comme il se doit. Recommandation ou injonction supplémentaire ? "Dans cette station, descendre à gauche". Non chère voix anonyme, je ne vais pas descendre maintenant. Je vais aller jusqu'au terminus, à la Grande Arche, pour revenir au bout de la dalle piétonne, face à la Seine, en arrivant à pied par l’Esplanade. Réminiscence d’une contrepèterie "arriver à pied par la Chine". Sourire intérieur. En revanche presque toutes les valises descendent effectivement par la gauche, en poussant devant elles leur touriste. La majorité des hôtels sont là, dominant la Seine et Paris par delà Neuilly. Qui voudrait de chambres avec vue sur la banlieue ?
Les images qui défilent dans la vitre avant du métro de la photo en haut de ce billet sont des évocations imaginaires de l'approche d'un trou noir, sauf la dernière qui est une modélisation qui se veut fidèle de la réalité de cet objet astronomique (modèle proposé par Jean-Pierre Luminet en 1979). Une telle représentation a été a été utilisée par exemple dans le film "Interstellar" (2014). Elle est confirmée par l'observation (première publication le 10 avril 2019). Voir aussi la référence "Trou noir" ci-dessous.
Pour plus d'informations on peut se reporter utilement aux articles suivants sur Wikipedia :
- 1. "Neurone miroir"
- 2. "Big brother"
- 3. "Été de la Saint-Martin (été indien)"
- 4. "Rien ne se perd, rien ne se crée..."
- 5. "Bal musette"
- 6. "Relativité générale"
- 7. "Trou noir"
- 8. "Hôpital des Quinze-vingt"
- 9. "Théorie des cordes"
- 10. "Chat de Schrödinger"
- 11. "Dune (roman)"
- 12. "Turc mécanique"
- 13. "HAL 9000"
PS : une version adaptée de ce billet a été publiée dans "Reflets de l'Étoile du Nord", la lettre (newsletter) de l'Association Américaine des Professeurs de Français (AATF-MN bureau du Minnesota), vol.39 no 3, été 2019.