Dans trois précédents billets (*), nous avons fait la connaissance de Madame Mercier, institutrice de la classe unique fréquentée par le cousin Milan, dans le petit village de Saint-Aquilin-de-Passy dans l'Eure. Voici un quatrième extrait qui la met en scène (*).
-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-
... J’ose dire qu’un des traits les plus profondément gravés dans mon caractère est une indomptable aversion pour l’injustice…Qui croirait que ce sentiment invincible me vient originairement d’un peigne cassé ?
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions
D'où me venaient, jusque vers l’âge de quarante ans, mon indignation à fleur de peau, mon allergie à l'injustice, sources d'incessantes luttes, d'épuisants combats? Fermer les yeux, laisser filer les choses par paresse ou par sagesse, la tentation était grande. Mais non, tout mon être s'insurgeait. Pourquoi ces réflexes de redresseur de torts? Pourquoi cette compulsion à me mêler de ce qui ne me regardait pas ?
Je découvris tardivement la réponse à ces questions dans le texte de Rousseau, au sujet d’un peigne qu’il avait injustement été accusé d’avoir cassé. J’avais moi aussi dans mon enfance été victime d’une fausse accusation.
Un jour, peu avant mon dixième anniversaire, au moment où les élèves quittaient la cour de l'école pour rentrer déjeuner à la maison, Madame Mercier m'avait retenu au portail :
— Milan, attends ici que tout le monde soit parti; je veux te parler.
De quoi pouvait-il bien s’agir? Cela avait l’air grave. Madame Mercier affichait le regard sévère qu’elle prenait pour les remontrances. Les quelques minutes que durèrent le départ de mes camarades semblèrent s’éterniser. Alors qu’ils se bousculaient vers la rue, je restais en deçà de la grille, prisonnier. Je ne savais pas à quoi m’attendre, je n’avais rien sur la conscience.
Quand la cohue cessa, et que tous les élèves furent disparus, Madame Mercier me fixa droit dans les yeux :
— J’ai reçu une plainte que tu poussais tes camarades dans le fossé sur le chemin de l'école.
Je restai stupéfait.
— C'est pas vrai ! J'ai jamais poussé personne dans le fossé. Qui c'est qui s'est plaint?
— Ça, je ne peux pas te le dire, ça pourrait créer encore d'autres problèmes : tu sais très bien que je n'aime pas les rapporteurs. Mais l'accusation portée contre toi semble fondée, donc je suis obligée d'intervenir. Ce n'est pas drôle tu sais de se faire pousser dans le fossé, surtout quand il y a des flaques d'eau partout, comme ces jours-ci avec les giboulées d'avril.
— Mais c’est pas vrai ! J’ai jamais poussé personne dans le fossé !
— Écoute, le seul moyen de régler ce problème, c'est qu’à partir de maintenant tu quitteras l'école dix minutes plus tard que le reste du groupe de Saint-Aquilin. Comme ça, sur un kilomètre, même si tu cours comme un fou, ils seront arrivés au village avant que tu puisses les rattraper. Pour le retour, je veux que tu fasses l’inverse et que tu arrives à l’école dix minutes avant. C'est compris? Tu feras ça jusqu'aux grandes vacances qui ne sont d’ailleurs pas loin, puis ce sera terminé comme de toute façon c’est ta dernière année ici avant de partir au lycée.
— Mais c'est pas vrai. J'ai jamais poussé personne dans le fossé !
— N'insiste pas. J'ai bien réfléchi à la question. Je ne vois pas d'autre solution.
Avec vingt-cinq élèves sous sa tutelle, Madame Mercier n'avait pas le temps de tergiverser. Ses décisions restaient sans appel.
Qu'on se figure un enfant toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait même pas l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément de gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus. Quel renversement d'idées! Quel désordre de sentiments!
Je ressentis cette punition comme une trahison. La personne qui à mes yeux incarnait l'équité, commettait envers moi la pire des injustices ! J’étais dévasté. Finis les joyeux batifolages sur le chemin de l'école, auparavant si idylliques. Le trajet devint pour moi une course solitaire égrenée d'imprécations. Je ne m'arrêtai plus le long des ruisseaux pour cueillir le cresson et les herbes sauvages pour les soupes de Mémère. Le corps d’un hérisson écrasé sur la route ne m’inspira plus que du dégoût, au lieu de me fendre le cœur comme avant. Ma crainte de retrouver notre maison pulvérisée par les obus allemands amassés dans notre grenier depuis la guerre disparut.
Le caractère d'un enfant est entier. Je ne concédai à mon institutrice aucune excuse, ne cherchai pas à comprendre son raisonnement, son surmenage, son droit à l'impatience. J'enrageai en silence face à son irrémédiable sanction.
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là.
Mon enfance se termina ainsi à l’âge de dix ans.Il ne me tarda plus qu'à me présenter à l'examen d'entrée en sixième. Jusqu'alors, je redoutais cette épreuve, pressentant la rupture qu’elle entraînerait. Je partirais à Paris pour aller au lycée, mais qu'adviendrait-il de Mémère et Pépère, et de ma chatte Zaza à Saint-Aquilin? Qui s'occuperait d'eux? Je ne pouvais les abandonner ainsi.
Paris m'attirait prodigieusement. J'avais plusieurs fois déjà connu l'euphorie des déambulations le long de ses rues et de ses boulevards, mais aurais-je la force et la volonté de rompre les liens qui m'attachaient à mes ange-gardiens au village? J'en doutais.
Sans le savoir, Madame Mercier, par son inique décision, m'avait endurci l'âme et armé pour le grand départ. Sinon, j'eusse sans doute succombé aux pressions de Pépère lorsque nous évoquions mon avenir : "Pourquoi veux-tu quitter le village? Penses-tu que ce sera mieux pour toi à Paris? C'est Madame Mercier et ta mère qui ont dû se monter mutuellement la tête avec ces idées-là. Tu pourrais tranquillement continuer ici jusqu’à ton certificat d’études sans tous ces chambardements. Ensuite tu pourrais devenir apprenti et trouver du travail dans les parages. Et après avec tes économies tu pourrais t’acheter une mobylette. Ce serait bien mieux pour toi, et pour nous aussi. On resterait ensemble."
Mémère, de nature plutôt taiseuse, n’intervenait pas dans ce débat : elle semblait résignée à mon départ.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure...Eh bien, je déclare à la face du Ciel que j'étais innocent, que je n'avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé.
Trente ans après mon départ de Saint-Aquilin, suite à de nombreuses visites chez Madame Mercier pendant lesquelles nous nous étions remémoré nos bons souvenirs sans que j'ose évoquer l’épisode du fossé, je trouve enfin le courage de lui glisser la lancinante question, au terme d’un succulent déjeuner dans son jardin. Elle a soixante-seize ans, j'en ai quarante.
— Madame Mercier, vous vous rappelez de la punition que vous m'aviez infligée à la fin de ma dernière année? Il fallait que je quitte l'école dix minutes après les autres, parce qu’on m’avait accusé d’avoir poussé des élèves dans le fossé. Mais c’était pas vrai, je veux que vous le sachiez. C’était pas vrai!
— Punition? Dix minutes après les autres? Non, ça ne me rappelle rien. En fait, je ne me souviens pas de t'avoir jamais puni. Tu sais, j'essayais de ne pas montrer de favoritisme, parce que chaque enfant a besoin d'être aimé, mais c'est certain que j'étais particulièrement fière de tes résultats, surtout à l’examen d’entrée en sixième.
« Chaque enfant a besoin d’être aimé !!! » Madame Mercier, sereine et détendue depuis qu'elle est à la retraite, révèle maintenant son affection au grand jour, sans la réserve imposée autrefois par ses fonctions.
Elle ne se souvient pas de l'histoire du fossé. Pour elle, cet incident si important dans ma vie était passé inaperçu parmi les multiples problèmes qu'elle eut à régler quotidiennement
pendant sa longue et riche carrière.
A l’issue de ma confrontation avec elle ce jour-là, je fus emporté par une vague de pardon. Mon ressentiment puéril s’évapora. Au retour de ma visite, mes proches me trouvèrent visiblement rasséréné.
Tel ne fut pas le cas de Rousseau. Son « indomptable aversion pour l’injustice » engendrée par la fausse accusation du peigne cassé resta selon lui brûlante jusqu’à la fin de ses jours. Au travers de ses écrits incandescents, elle ne fut sans doute pas étrangère au déclenchement de la Révolution Française.
-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-
Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)
Comme tout cela est bien raconté! je ne m’en lasse pas! Merci.
Milan plus fort que Jean-Jacques Rousseau !!!
Formulaire en cours de chargement...