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Vous avez dit 'La Défense' ?

Le 15 Avr 2014 par Jac Lou Réagir (5) » Partage » Partagez cet article sur Facebook
Vous avez dit 'La Défense' ?

Mémoire perdue. Aujourd'hui la plupart de mes contemporains l'a oublié ou même ne l’a jamais su, mais « La Défense » n’a pas toujours désigné un centre d’affaires international situé aux abords de Paris. Il faut être en âge d’avoir pu fréquenter un des premiers SICOB, "Salon des industries et du commerce de bureau", à s'être tenus au CNIT, le "Centre des nouvelles industries et technologies" pour s’en souvenir. Cet édifice étonnant, en forme de voûte triangulaire, était le premier de ce qui allait devenir un des plus importants centres d'affaires d'Europe. Et, oui, je l’avoue, je suis en âge d’avoir vu se construire le CNIT à partir de 1956, mais n’y voyez aucune prouesse !

Vues aériennes de la place de La Défense. 1. Au début de la construction du CNIT au N-O de la place (à gauche, 1956) - 2. Le CNIT en période d'exploitation (à droite, 1961) la construction d'une tour a commencé à droite de la place.

Vous avez dit bizarre. En créant les départements, la Révolution française s'était autorisé une bizarrerie. Le département d’abord dénommé Paris puis département de la Seine, incluait la ville de Paris et les communes comprises dans un rayon de trois lieues (soit environ trois heures de marche), et il était lui-même entièrement enclavé à l'intérieur d'un vaste département, la Seine-et-Oise (*). Cette situation perdura jusqu’en 1968.

Arrogance. Entre 1950 et 1968, les habitants de Seine-et-Oise qui se risquaient dans la capitale en automobile étaient facilement repérés par les parisiens, tout à la fois automobilistes et autochtones, à cause du numéro "78" figurant à droite des plaques d'immatriculation de leur véhicule. Ce nombre correspondait au numéro d'ordre alphabétique de leur département. Il avait été introduit en 1950, suite à la décision, rendue nécessaire par l'augmentation du nombre des autos, de gérer leur immatriculation au niveau des départements. Il s’avéra assez vite que cela pouvait constituer un critère de ségrégation. Avoir un "78" sur sa plaque devint une sorte de marque infamante qui valait aux conducteurs d'être qualifiés de "paysans" lorsqu'il arrivait qu'une malheureuse hésitation, due à leur peu d'expérience de la circulation parisienne, gênât un de ces arrogants parigots fier du "75" qu’il arborait comme un blason corporatif aussi bien sur son devant que sur son derrière.

- Alors paysan ! T'as passé l' permis a'ec une bourouette !?.
- Va donc, eh, tête de veau ! T'as trouvé l' tien dans une pochette surprise !

Tout "paysan" qu'il fût, le "78" ne s'en laissait pas compter. Et la réplique cinglante était à la hauteur de l'insultante apostrophe.

Découpage. Il advint, entre 1964 et 1968, que l’Île-de-France vécut une folle révolution. Il n’est pas question là de ce qu’il est convenu d’appeler par euphémismes les « évènements » de mai ‘68, mais d’une révolution dans la géographie administrative des départements. Comme l’île du docteur Moreau (*), l’Île-de-France fut un lieu où se perpétrèrent des découpages, des sections, des ablations et des greffes. La Seine-et-Oise fut démembrée, l'ancienne Seine fut charcutée jusqu’à l’os et les morceaux furent réassemblés en sept chimères administratives. Rassurons-nous sans tarder, la ville de Paris conserva son noble "75". Six départements différents couronnèrent désormais la capitale. Cinq d'entre eux furent numérotés de 91 à 95 et le lourd à porter "78" fut réattribué au département des Yvelines, heureusement tiré de la glèbe par sa préfecture royale, Versailles. L’indigène parisien motorisé eut alors un peu plus de mal à reconnaître les siens dans une si grande variété d'immatriculations mêlant des anciens "75" aux peuples des confins. L’assimilation simpliste de tout conducteur d'une auto non immatriculée en "75" à un paysan pataud finit par disparaître. Enfin, presque.

Mon père et moi étions deux de ces "paysans" au regard des parisiens "têtes de chiens". Au milieu des années 1950, nous habitions à la frontière du département de la Seine, celui d'avant le redécoupage, mais en dehors de lui, aux confins sud-ouest du Parisis, autre nom du "Pays de France". Mon père venait d’échanger sa vieille automobile noire, un modèle dont je n’ai appri le nom exact que récemment, une "Citroën 10 légère" ou "la Rosalie", encore équipé de marche-pieds, contre une Dauphinoise, un modèle utilitaire vitré, dérivé de la célèbre Juvaquatre Renault, mieux adapté à son activité de marchand de journaux. Cette nouvelle auto, d’une magnifique couleur bleu-ciel, était cependant marquée au fer rouge par deux ignobles "78" blancs sur fond noir. Pour aller sur le lieu de travail de mon père à Neuilly-sur-Seine, nous empruntions la Route Nationale 92, aujourd'hui déclassée au rang de Route Départementale 992. Aussitôt après avoir traversé une première fois la Seine sur le pont de Bezons, nous entrions en territoire hostile, le domaine des "75". La RN 92 suivait d'abord une direction sud-est tout à fait cohérente avec le fait que nous habitions au nord-ouest de Paris. Puis, après un court tronçon quasiment nord-sud à partir de Charlebourg, la Nationale faisait un nouveau coude au rond-point de Courbevoie (*), juste à l'entrée de Puteaux, pour reprendre la direction sud-ouest vers Paris par la « Voie royale » voulue par Louis XIV et esquissé par Le Nôtre. Nous traversions une deuxième fois la Seine sur le pont de Neuilly. Quand, plus rarement, notre destination était dans Paris, il restait encore à parcourir l'avenue de Neuilly avant d'atteindre la porte Maillot et faire une entrée forcément triomphale dans la capitale en contournant l'Arc de triomphe de la place de l'Étoile.

La "Voie triomphale" entre l'Arc de triomphe de l'Étoile et La Défense.

Sous les roues, des pavés. À l'époque, la quasi totalité des rues sur notre trajet vers Neuilly ou Paris était encore pavée. Le contournement du rond-point de Puteaux était à cet égard particulièrement remarquable. Le rond-point encerclait le sommet d’un petite butte et la chaussée accusait une légère déclivité vers l’extérieur. Pour peu qu'il abordât le contournement un peu vite, le conducteur, chahuté à la fois par les trépidations dues au revêtement inégal de la chaussée et par la force centrifuge, devait dompter son volant qui vibrait à l’unisson des roues. Le passager que j'étais calait son épaule contre la portière et se cram-am-ponn-nnait où-où i-il pou-ouvai-ait. J'ai encore le souvenir vivace des pavés que les suspensions de l'automobile de mon père laissaient parfaitement apprécier. Mon père, lui, la casquette enfoncée jusqu'au milieu du front, prenait de toute évidence un plaisir malin à m'imposer ces sensations. Le léger plissement de ses yeux et son sourire un peu narquois en témoignaient. Rencoigné sur le siège de droite, ballotté et occupé à asseoir ma dignité, je ne pouvais pas profiter pleinement de la vue offerte vers la gauche. Dommage. Au centre du rond-point de Puteaux, s'élevait une statue commémorant la défense de la ville de Paris lors de son siège par les prussiens pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Cela lui valait d'être également appelé rond-point ou place "de La Défense".

La statue et les pavés de la place de la Défense (1958, le CNIT vient d'être construit)

 La statue est un groupe en bronze. On y voit une femme en uniforme de la garde nationale appuyée contre un canon, un glaive dans sa main droite. À ses pieds, un soldat assis au sol met une cartouche dans son fusil chassepot. La femme tient un drapeau de la main gauche. Derrière elle, le drapeau protège la tête d'une jeune femme l'air triste et prostrée. Cherchez les symboles... Une plaque apposée devant la statue réinstallée place de la Défense rappelle que l’œuvre est de Louis-Ernest Barrias. C'est lui qui a gagné le concours lancé en 1882 par le Conseil général de la Seine en devançant les projets proposés par de grands noms comme Gustave Doré, Bartholdi ou Rodin.

Cliquer sur une vignette pour afficher la photo.

Un monde disparu. Lors de la construction du centre d'affaires de l'ouest parisien à partir de 1958, le rond-point et sa statue disparurent. Le centre d'affaires qui se développa en engloutissant les lieux sous, littéralement, un lac de béton, à pris le nom de "La Défense", rappelant l'endroit disparu d'où sa construction avait démarré. La statue a été finalement réinstallée pas très loin de son emplacement d'origine sur un piédestal qui la fait apparaître comme sur un îlot au milieu des flots de béton réservés aux piétons, émergence d’un monde antique disparu.

Avenue de La Défense. À partir de l’inauguration de la statue en août 1883, la place sur laquelle elle se dresse s’appellera naturellement « place de la Défense ». L’avenue qui va de la place au pont de Neuilly prendra le même nom. Dès le début du vingtième siècle le quartier de La Défense existait donc. J’ai eu beau bénéficier étant enfant d’une mémoire quasi eidétique qui me permettait de relire mes leçons en fermant les yeux, soixante années se sont écoulées et personne ne sera surpris du fait que mes facultés de mémorisation se soient un peu affaibles et que mes souvenirs se soient un peu estompés. Il n’est donc certainement pas inutile de confirmer ce que je crois me remémorer. Grâce à l’Internet il est désormais assez facile de retrouver des illustrations montrant les lieux anciens, notamment sous forme de copies numérisées de carte postales anciennes. J’ai ainsi retrouvé des photos prises autour de 1900 qui montrent la statue sur la place de La Défense ou encore l'avenue de La Défense. Ce n’est pas un exploit archivistique, tout le monde peut le faire.

  L'avenue de 1905 ou 1925 est assez peu différente de ce que j'ai connu au début des années 1950. Dans les photos qui sont prises depuis le pont de Neuilly on devine, avec un peu d'attention, la statue qui domine le haut de l'avenue. Dans celles qui sont prises depuis l’avenue en direction de Paris, on distingue dans le lointain l'Arc de Triomphe de la place de l'Étoile, rebaptisée de nos jours place du général De Gaulle. Dans les photos les plus anciennes, qui datent du début du vingtième siècle, les trams sont encore à vapeur et les véhicules sont tirés par des chevaux. En revanche les trams sont électrifiés dans celles qui datent des années 1920-1930, et les autos ont déjà remplacé les chevaux. Ironie de l’histoire, le tram a été évincé par l’automobile à partir du milieu des années 1950 mais au vingt-et-unième siècle, il revient en force et apparaît comme "La" solution évidente aux problèmes de circulation et de pollution. Aujourd'hui tout ce paysage qui hante mes réseaux de neurones et qui est restitué par les photos, a disparu sous la dalle piétonne du quartier d’affaires. Mais la ligne 1 prolongée du métro, après la traversée de la seine en aérien sur le pont de Neuilly, suit approximativement l'ancienne avenue et se termine à l’emplacement de la place de la Défense historique.

Une fête en tête. Ces images de l'avenue de La Défense évoquent invariablement en moi le souvenir d'une fête foraine que j'ai dû voir en passant alors que j'étais petit enfant. Peu de temps avant la seconde guerre mondiale, souvenir transmis, la "Fête à Neu-Neu", une fête foraine populaire qui se tenait sur les côtés de l'avenue de Neuilly depuis le début du dix-neuvième siècle, ne bénéficia plus de la condescendante tolérance de la municipalité. Elle fut chassée des contre-allées de l'avenue dont elle tirait son nom, et fut contrainte de se replier vers une banlieue plus "populo". Au début des années 1950, elle s'installa entre la dite place de La Défense et le côté gauche de l’avenue de La Défense menant au Pont de Neuilly. J’ai en mémoire quelques images forcément floues de cet évènement. Je suis convaincu de l’avoir connue à cet endroit, mais je ne suis pas vraiment certain d’avoir pu assouvir mon envie de gamin d’y aller, mes réminiscences festives conjuguant d'autres fêtes foraines en d'autres endroits. La présence de la Fête à Neu-Neu dans le quartier de La Défense ne fut que temporaire. La fête dut quitter les lieux, chassée cette fois par l’exigeante marche forcée vers la "modernité" d'un centre d'affaires. Finis les tours de manège. Place aux tours de verre. Heureusement, on peut désormais profiter de la fête toute l'année au Musée des Arts Forains de Paris.

La fête sur la place et l'avenue de la défense en juin 1949 (c) IGN

  Cherchant à rendre un peu de netteté et d'acuité à ma mémoire, j’ai consulté ce qu’en disent les autres sur le Net. Je n’ai trouvé aucune mention de la présence de cette fête foraine à l’endroit où mes souvenirs la localisaient. Il n’était question que de la suppression de la fête vers 1936 et sa réapparition, bien des années plus tard, notamment dans le bois de Boulogne. Ma mémoire me jouait-elle un tour ? C’était dérangeant. Mais en explorant une autre source d’archives, précisément les photos aériennes de l’Institut national de l’information géographique et forestière, ex Institut géographique national, j’ai finalement été récompensé par une bonne surprise. En agrandissant une photo aérienne prise au milieu de 1949, centrée sur la place de la Défense, j’ai vu nettement des manèges et des stands sur le pourtour du rond-point et le long de l’avenue jusqu’aux abords du pont de Neuilly. Moment d’excitation ! J’avais confirmation que mon souvenir en est bien un et non une construction de l’esprit. Imaginez mon soulagement et comprenez mon envie partager cette ressouvenance.

La fête sur la place de La Défense en 1962 (© Archives 92)

Les photographie aériennes sont des copies partielles d'images provenant du site remonterletemps.ign.fr

Ce texte est une refonte de janvier 2019 du texte original publié le 15 avril 2014.

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