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Quand "Sans domicile fixe" se disait "clochard"

Le 21 Oct 2012 par Jac Lou Réagir » Partage » Partagez cet article sur Facebook

"Bonjour docteur, deux ou une ?". C'est mon boulanger d'origine tunisienne qui m'accueille ainsi. Avez-vous remarqué le nombre des boulangers d'origine tunisienne de nos jours ? Je lui montre deux doigts. Ignorant le râtelier où s'alignent les baguettes derrière lui, il s'éclipse quelques seconde dans l'arrière boutique pour me sortir deux "tradis" toutes chaudes, bien cuites, à mon goût. Ce traitement de faveur je le dois sans doute au fait d'avoir un peu remué mes relations pour répondre à sa demande de conseil sur une recherche d'emploi dans le milieu para médical ou pour un problème de santé. Pour beaucoup de gens, un "docteur" c'est forcément un médecin... Au début j'ai essayé de lui dire d'abandonner le titre, mais d'évidence cela lui fait plaisir de m'accueillir avec ce valorisant "Bonjour docteur", ou d'autres fois "Bonjour professeur", alors je me laisse faire. Je ne sais pas qui m'a dénoncé auprès de lui ? Mais que vous importe, comme écrit Diderot dans l'incipit de "Jacques le fataliste".

Mécanique mentale. Je repars avec les baguettes qui me chauffent le dessous du bras. En octobre, ce n'est pas désagréable. Je repense à un homme que j'ai croisé en venant. Un visage juste entrevu. C'est passé par le coin de l'oeil, a traversé les relais visuels, atteint le cortex à l'arrière de mon cerveau, une vision fugace d'une petite seconde, une perception à peine consciente. En même temps l'information s'est répartie dans d'autres zones corticales qui ont commencé un travail d'associations qui a été mis en arrière plan par l'arrivée chez le boulanger. Pendant le trajet de retour, avec mes baguettes sous le bras, je me dis qu'il me manque le béret pour correspondre à la représentation du bon français typique. Et le super instrument à associer les faits anodins qu'est mon cerveau relance son travail de recherche. Une image ayant une certaine ressemblance avec le visage aperçu il y a quelques minutes sort du trou de mémoire où elle était tombée. C'est un portrait en noir et blanc, un homme portant béret qui me regarde. Je reconnais une photo que j'ai faite il y a quarante ans. De retour à la maison il me faut fouiller un peu, jusqu'à la cave, pour mettre la main sur les tirages de mes anciens clichés. Mais je trouve.

Rencontre. C'est un bel après-midi d'automne. J'arpente le bord de Seine pour en faire un état des lieux photographique. C'est plus ou moins une commande. Trois hommes en habits bleus se chauffent aux pâles rayons du soleil d'octobre. Je connais leur uniforme en épais tissu bleu. Il s'agit de clochards qui ont été habillés par le Centre d'Accueil et de Soins Hospitaliers (CASH) de Nanterre. J'hésite un peu, mais finalement j'ose leur demander la permission de les photographier. Au vu de mon matériel, un Contarex SE motorisé, impressionnant il est vrai, ils me prennent sans doute pour un photographe professionnel. Il est probable qu'ils s'attendent à ce que leurs photos soient publiées. L'un d'eux, le plus assuré, me donne son nom en me disant de bien le noter. Comme on le voit dans son portrait ci-dessus, il me toise d'un air tranquille.

Le second prend une pause plus "inspirée", le regard à l'horizon. En fait, je crois qu'il n'ose pas regarder l'objectif en face. Ou bien pense-t-il qu'il a un profil intéressant. Ce qui est vrai d'ailleurs... La mise au point n'est pas parfaite pour ce ciché.

Le troisième homme préfère rester assis, comme il était quand je suis arrivé. Il a l'air un peu effaré. Peut-être même inquiet ? Cependant il ne refuse pas la photo.

À cette époque on disait un clochard, voire de temps en temps, pour aller vite, un clodo. Certains trouvent ces dénominations négatives. C'est sans doute vrai dans la bouche ce ces personnes, puisqu'elles le disent ou l'écrivent, mais chez d'autres, il y avait aussi de la commisération, ou mieux, de la compassion, derrière ces mots, suivant les circonstances. Je ne pense pas que ceux qui obligeaient les clochards à monter dans le bus gris qui les conduisait au CASH de Nanterre aient eu du mépris pour eux. Bon d'accord, la douche était obligatoire et le costume bleu un peu voyant... Mais est-ce que les SDF d'aujourd'hui sont mieux traités ? Est-ce que le fait que le Samu Social ne les oblige pas à monter dans un bus est un vrai progrès dans le sens du respect de leur personne ? Ne serait-ce pas aussi parce qu'on ne saurait pas où les conduire puisqu'il n'y a pas assez de places d'accueil ?

Premier prix. Quand je prends ces clichés, c'est à dire au tournant des années 1960-1970, je viens de reprendre, avec deux amis (feus Claude M et Roger L), l'animation du photo-club de la Maison des Jeunes de ma ville et nous en avons fait un photo-club municipal. Je prends des photos, je les développe, j'en fait des tirages en format 30x40, je montre aux autres membres moins expérimentés, j'explique, je donne des cours, je participe aux concours de photographie départementaux ou régionaux. Bref, je me prends pour un photographe... Il se trouve que les clichés que je montre ci-dessus ont été présentés à un concours départemental et que la première, que j'avais pudiquement intitulée "La retraite", a reçu le premier prix, une récompense purement honorifique. Aujourd'hui j'adresse un remerciement, posthume sans aucun doute, à "mes" clochards.

Pour plus d'informations sur l'étendue du désastre de l'exclusion, on peut se reporter au texte de la thèse de Jacques Hassin, 1996, sur le site personnel de l'auteur. NB un résumé de la thèse était accessible sur le site de l'Inserm, institution dans le cadre de laquelle le travail de thèse a été réalisé, mais les informaticiens de l'Inserm sont apparemment incapables de maintenir un lien actif. Le résumé de la thèse se trouve en page 382 et dernière.