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Madame Mercier, institutrice -1
Dans un précédent billet (*), j'ai publié la lettre que mon cousin Milan Kovačovic (*) a écrite pour présenter la future version française de sa biographie. À la fin de la lecture de la version déjà publiée en anglais, j'avais encouragé Milan à rédiger cette nouvelle mouture en français. J'appris avec plaisir au début 2018 qu'il s'y était mis (*). Hélas, Milan étant décédé en mars 2020, ce récit en français restera sans doute inachevé. Par chance, Milan avait eu la bonne idée de m'en communiquer quelques fragments (*).
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"...Vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse, de toutes mes forces."
Lettre d'Albert Camus à son instituteur Monsieur Germain, après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature en 1957
BA, BÉ, BI, BO, BU.
À l'école communale à classe unique de Saint-Aquilin (*), Madame Mercier nous enseignait le B. A. – BA de la lecture en quelques mois. C’était, disait-elle, son cadeau de Noël pour les élèves de première année. Ces balbutiements d’une syllabe débouchaient sur des mots amusants, tels que “baobab” ou “abracadabra,” puis sur des phrases entières. Les portes du savoir et de la curiosité, ainsi que celles de l'écriture et du calcul, s'ouvraient alors toutes grandes grâce à cette clé. Notre maîtresse souscrivait à l'idée que, très tôt dans leur scolarité, les enfants devaient apprendre à lire afin de pouvoir ensuite lire pour apprendre. Dans notre classe de 25 élèves âgés de 5 à 11 ans possédant chacune et chacun des niveaux, des aptitudes, des tempéraments, et des intérêts différents, l'autonomie était une nécessité.
Institutrice! Difficile d'imaginer un métier aussi complexe et important pour l’avenir d’un enfant que celui de Madame Mercier. Nous restions sous sa seule et bienveillante tutelle pendant les cinq à six premières années de notre éducation, une éternité à cet âge-là, sans pour autant jamais nous ennuyer. Les activités scolaires étaient entrecoupées de fréquentes pauses et de récréations. Et les problèmes de harcèlement ou de rivalités entre élèves, sans totalement disparaître, étaient atténués par cette longue proximité de différents âges et personnalités. Sans doute un peu comme dans une famille très nombreuse…
Sitôt installés le matin sur nos bancs, blouses de travail endossées — grises pour les garçons, vichy à carreaux rouges et blancs pour les filles — crayons flairant bon le bois fraîchement taillé, encriers remplis à ras bord par l'élève désigné, porte-plumes à la main, les doigts déjà tachés d'encre violette, buvards prêts à servir, nous retrouvions nos cahiers de jour déposés sur nos pupitres. Ils avaient été corrigés la veille dans la soirée par Madame Mercier.
S'ensuivait une demi-heure de travail individuel, le nez plongé dans nos cahiers. “Attention, les enfants, redressez-vous; si je n'arrive pas à passer ma règle entre votre menton et votre pupitre, vous risquez de devenir myopes ou bossus.” Ainsi nous exhortait notre institutrice, qui circulait entre les travées et prodiguait son aide aux élèves qui la sollicitaient en levant simplement la main, sans l'appeler. Une fois, quelqu'un fit claquer ses doigts pour attirer son attention. Sans se retourner ni identifier qui c'était, elle lança à l'intention sûrement de toute la classe: "Qu'est-ce c'est que ces manières de mal élevés. Je ne suis pas votre domestique."
Les cahiers de jour étaient soigneusement tenus à l'encre et l'on y écrivait sur un seul côté des pages. Ils étaient les dépositaires officiels de tous nos travaux. Madame Mercier les corrigeait en rouge pour plus de contraste, mais elle s’en excusait, disant préférer le vert moins brutal. Nous avions aussi un cahier de brouillon où l'on pouvait écrire des deux côtés au crayon, et qui restaient le soir dans nos pupitres. Deux cahiers seulement, remplacés et conservés lorsqu'ils étaient remplis. Pas de feuilles volantes éparpillées, ni de ces nouveaux stylos à bille, proscrits par le Ministère de l'Éducation Nationale car inaptes à écrire avec des pleins et des déliés.
Le matériel pédagogique de Madame Mercier se limitait, quant à lui, à trois éléments essentiels : son merveilleux dictionnaire Petit Larousse Illustré, à la disposition de tous les élèves sur son bureau; plusieurs superbes cartes géographiques qu’une longue baguette crochetée déroulait de leur encadrement en haut du mur, et qu’elle nous demandait de reproduire dans nos cahiers; et enfin trois tableaux noirs qu’elle effaçait vigoureusement au fur et à mesure de la journée. Le plus grand était installé devant la classe entre deux chevalets, et se renversait pour qu'un côté cache l'autre, par exemple le texte des dictées quotidiennes qu'elle y inscrivait d’avance, et que nous corrigions nous-mêmes ensuite sous sa supervision. Les deux autres tableaux, de moindre dimension, étaient fixés au mur de chaque côté de la salle. Madame Mercier utilisait abondamment la craie pour illustrer ses propos et essayer ainsi de mieux les ancrer dans notre mémoire. Que n’aurait-elle pas fait plus tard, vu l’essor extraordinaire des outils de l’enseignement, en place et lieu du matériel rudimentaire avec lequel nous travaillions tous, elle et nous. Peu après mon départ de sa classe en 1952, l’irruption de la modernité et la plus grande prospérité amenée dans le monde rural avec les “Trente Glorieuses,” firent qu’enfin elle obtienne l’aide d’une assistante. Celle-ci pouvait en plus enseigner l’anglais, lacune que Madame Mercier déplorait auparavant dans son programme.
Dans l'atmosphère studieuse de l’école, nous connaissions aussi des moments de franche hilarité. Le plus mémorable fut la visite des soldats américains de la base militaire d'Evreux. Ils apparurent un jour pour une opération de relations publiques anti-poux. On nous aligna en rang sous les tilleuls de la cour de récréation. Puis un officier distribua nonchalamment à chaque élève un paquet entier de CINQ tablettes de Wrigley Doublemint, le meilleur chewing-gum de la terre ! Plus sucré encore que le Spearmint jeté pour nous par les soldats lorsque leurs convois de camions et de jeeps traversaient le village.
À l’école ce jour-là, nous bavions d'anticipation. L'abondance et la générosité des Américains nous sidéraient. Nous pouvions, luxe suprême, nous régaler de deux, trois tablettes à la fois, nous démettre les mâchoires, nous boursoufler les joues, risquer avec joie de nous étrangler.
Après nous avoir laissés un bon moment mastiquer, les soldats nous ordonnèrent de cracher nos boules de chouine-gomme au sol, et de les enfoncer du pied dans le gravier. Mais avant que nos réticences ne se transforment en mutinerie, ils changèrent de tactique et nous montrèrent comment préserver temporairement la précieuse pâte à mâcher, en la collant sur la clavicule, à même la peau, sous les vêtements. Puis ils nous ordonnèrent de fermer la bouche et les yeux, et de nous pincer le nez. Munis d'une pompe à main, ils nous pulvérisèrent sur la tête une fine poudre blanche, un remède miracle, qu'ils appelaient dans leur langue DiDiTi, alors que dans la nôtre, c’était DéDéTé. Pour bonne mesure, Madame Mercier fut saupoudrée elle aussi, et les soldats de même finirent par se retrouver enfarinés.
Les poux disparurent assez longtemps, puis se manifestèrent de nouveau. Nous attendîmes avec impatience une autre séance, et une seconde distribution de chewing-gum. Mais les soldats américains ne revinrent plus jamais visiter notre école…
En hommage à Madame Mercier, mon institutrice pendant cinq années dans l'école communale à classe unique de Saint-Aquilin. Ici, nous défilons avec elle dans la rue principale du bourg voisin, Pacy-sur-Eure, en direction du stade où nous participons à l'exhibition de gymnastique du 14 juillet. Je suis le petit blond au troisième rang, et ma sœur Olga dépasse tout le monde d'une tête à l'arrière du groupe. Elle a 14 ans et a récemment émigré de son village natal en Slovaquie. Elle ne parle pas encore le français, et de mon côté j'ai oublié le slovaque. Elle essaie de s’adapter comme elle peut à sa nouvelle vie, grâce surtout à l'aide de notre maîtresse qui l'a officieusement intégrée dans notre classe.
Au moment de sa retraite, Madame Mercier a été décorée d'une médaille de la République portant l'inscription "Mère de Tous les Enfants de France".
Remerciements pour cette photo à Josette Le Bon, fille de Madame Mercier et élève aussi dans notre classe.
(1942-2020)
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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)
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4 commentaires
Nous aimons les merveilleuses histoires “simples” et belles que tu nous racontes.
Merci
Un jour peut-être, quand j’aurai le talent de Jacques ou de son cousin Milan (on peut rêver…), je vous raconterai l’arrivée des Américains dans mon village, dont certains aspects ne sont pas inintéressants. A suivre…
Très belle plume, même en traduction !
Quelle horreur ce saupoudrage au DTT !
J’ai retrouvé dans ce texte le merveilleux engagement de nos anciens instituteurs qui ,le plus souvent d’ailleurs étaient des institutrices…
Moi je me souviens de l’arrivée d’une petite fille espagnole: Estrella Martinez.
J’étais en grande section en février 1952, je n’avais que trois frères et j’aurais bien aimé qu’on l’achète” tellement elle était gentille et belle. Elle était un peu perdue et elle ne lâchait pas la main de Melle Leroy. C’était à l’école maternelle de la rue des Morillon à Paris 15ème.
J’appris plus tard que ma maîtresse était la fille de notre inspecteur.
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