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Scolarité américaine : Chicago blues
Après les souvenirs de sa scolarité primaire et secondaire en France (*) Milan nous a fait la relation de ses surprises en découvrant le système scolaire américain (*). Il nous raconte cette fois les difficultés rencontrées lors de l'apprentissage de la langue américaine (*).
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Georges-Arthur Goldschmidt
« Bon, Miles, revenons à notre liste. Répétez les mots après moi, et faites attention à mettre l'accent sur les syllabes correctes. Et rappelez-vous, nous sommes maintenant dans le mode anglais, pas Frahnsay, okay? Attention aussi aux mots apparentés… vous savez, ceux qui sont identiques à l’écrit dans les deux langues mais prononcés différemment.»
Pour ce qui semble être la centième fois, ma professeure d'orthophonie au lycée, Mlle Nelson, enfonce le bouton d’enregistrement sur son magnétophone et nous revoyons sa liste. D'abord, elle cache chaque mot avec une règle, et après que j'aie imité sa prononciation du mieux que je pouvais, elle abaisse la règle pour me laisser voir le mot. Ensuite, je le répète de nouveau, en associant cette fois le son à l’orthographe.
Le BA-BA de la lecture, revisité à seize ans !
Quand nous avons terminé la liste, elle rembobine la bande et nous écoutons les résultats de ma prononciation, généralement plutôt embarrassants. Comme il ressort de mes leçons d’orthophonie, je ne suis pas ‘tombé’ dans l’anglais. Je me suis glissé dedans. A Paris, j’avais étudié la langue à l'école avec des résultats apparemment satisfaisants, mais à mon arrivée en Amérique, j'ai dû faire face à de nouveaux défis surprenants pour ma connaissance livresque superficielle. D’autre part, ma langue dite maternelle n'était pas ma langue maternelle. Je ne connaissais que le slovaque de ma mère et, elle, juste assez de français pour une conversation de base en syntaxe fracturée, à peu près équivalente à « Quelle heure est-il ?» ; « Où mettez-vous mine sac?» ; « passez-moi le sucre ». Ainsi nous nous sommes installés dans un vernaculaire franco-slovaque de fortune, arrêté à un niveau pitoyablement bas, et n'avons fait aucun progrès à partir de là. Malgré nos limitations verbales frustrantes, elle et moi avons réussi à communiquer assez bien, surtout sur les questions banales de la vie quotidienne. Néanmoins, la maîtrise commune d’une langue demeure une nécessité incontournable pour un échange significatif au-delà de ses rudiments, même si cela ne garantit pas une compréhension mutuelle. Dans ces conditions, comment pouvais-je espérer vraiment connaître ma propre mère ?
Et maintenant l'anglais, la langue du grand Shakespeare, se superposait à notre fragile petite Tour de Babel. En français, j’appelais ma mère Maman (que je prononçais Manman, à la manière prolétarienne de mon village natal); en slovaque c’était maman; et en anglais, Ma. Troublant, car cela touchait au cœur de l'identité.
Finalement, en grande partie grâce aux efforts de Mlle Nelson, je pense que j’ai réussi à corriger quelques-unes de mes fautes de prononciation les plus flagrantes. Mais mon bilinguisme ne s’est pas fait facilement. D’habitude, cette double identité linguistique se développe naturellement, par osmose, à travers les circonstances de la vie, sans effort ou apprentissage conscients. On ‘tombe‘ dans la nouvelle langue. Alors, pourquoi cela ne s’est-il pas vérifié pour moi ? Un trouble d’apprentissage ? Un manque d’aptitude ? Quelque autre facteur mystérieux venant de mon passé ?
Durement acquis mon bilinguisme ? Eh oui, normalement cette condition s'obtient par osmose, sans effort, à la suite de circonstances particulières dans la vie. Ce ne fut pas mon cas. Quelques semaines avant mon quatorzième anniversaire, alors que j'escomptais un nouveau premier prix d'anglais à la fin de ma classe de troisième au lycée de Saint-Germain-en-Laye, j’ai émigré aux États-Unis avec ma mère au mois de mars l956, en pleine année scolaire ! Je m'attendais à une prompte et facile adaptation à l'Amérique, moins éprouvante et radicale que celle que j’avais vécue quatre ans plus tôt en quittant mon village paysan de Saint-Aquilin pour le lycée de Saint-Germain, seulement à soixante kilomètres de distance.
À mon arrivée à Chicago, je fus intégré à ma classe d'âge, où je compris immédiatement que mon adaptation scolaire nécessiterait une rétrogression vertigineuse. Habitué sans le savoir à l'élitisme, je faisais l'apprentissage de la médiocrité. Ne rencontrant personne susceptible de partager mon engouement pour la poésie, le jazz, le lyrisme des grandes métropoles, je refoulai ma sensibilité, m'accordai à l'anti-intellectualisme ambiant. Je perdis goût aux études, me débarrassai de mon fidèle cartable en cuir, que je trimballais depuis ma classe de sixième, et de mon stylo Parker, cadeau d’adieu de Madame Perret, pourtant fabriqué aux États-Unis mais inutile là-bas. Je me conformai au code : les mains dans les poches, jamais de cahier ni de livre à la maison.
Deux ans plus tard, alors que je n'étais conscient d'aucune difficulté scolaire, hormis mon désintérêt affiché, je fus convoqué chez le principal de ma "high school" :
« Kovacovic, je vous présente Melle Nelson, notre orthophoniste. Vos professeurs ont jugé bon que vous receviez son aide professionnelle.
- Aide professionnelle ? Moi ? Pourquoi ? Je n'ai pas de problèmes d'élocution.
- Si, et de très graves. Vous êtes-vous entendu prononcer l'anglais ? Votre accent est exécrable. Vous pourrez le constater vous-même, Melle Nelson vous le fera entendre sur son magnétophone. Nous préviendrons votre maman de notre décision par lettre. Bien entendu, ce service sera gratuit.»
Le principal aurait aussi bien pu me donner directement la lettre, car dans notre cellule familiale disloquée, c'était moi qui m'occupais des questions administratives. Ma mère n'ouvrirait même pas ce courrier avant de me le confier ; elle me demanderait simplement de quoi il s'agissait. Au moins à l'école américaine ne mentionnait-on que la mère - “Mom”. Jamais je n'y avais entendu parler du père dans les affaires scolaires - alors qu'en France, le contraire prévalait ("Vous ferez signer ce formulaire par votre père"), ce qui me contraignait chaque fois à devoir m'excuser du décès de mon père.
S'ensuivit un rigoureux programme de correction phonétique, nouvelle expérience pour Melle Nelson, qui s'occupait habituellement de bègues et autres handicapés. Les sessions durèrent tout un semestre, à raison de deux séances d'une heure chaque semaine, en tête-à-tête devant le magnétophone de mon orthophoniste dans son minuscule bureau. Elle me fit passer en revue l'inventaire phonémique de la langue anglaise, nous isolâmes mon problème principal : je prononçais le TH américain à la française : D, T, S ou Z. Je fus à la fois surpris et consterné par la force de mon accent.
« Miles, est-ce qu'on se moque parfois de votre prononciation ? ».
J'aimais l’entendre m’appeler Miles, version anglicisée de mon prénom slave. Si j'avais eu un tant soit peu de talent musical, ce qui n'était malheureusement pas le cas, j'aurais souhaité devenir trompettiste de jazz, comme l'une de mes deux idoles américaines, Miles Davis et James Dean.
« Non, autant que je sache on ne se moque pas de moi, mais on m'a surnommé Frenchie.
- Bon, alors essayons de nouveau : Regardez-moi et écoutez bien : comme ça, la langue entre les dents : "Thank you for this thing." Répétez .
- Cinq you for Zis ting,” zozotais-je, incapable de reproduire les contorsions articulatoires démontrées avec tant de facilité par mon modèle.
- Non, non, il faut pousser la langue entre les dents mais la retirer aussitôt. Comme ça, voyez : "Thank you for this thing." »
Melle Nelson avait une patience infinie. Comme elle était plutôt attirante, je me sentais gêné de devoir observer de manière clinique tous ces glissements de langue dans sa bouche. La fatigue aidant, je délirais dans ma tête : à force de pousser ainsi avec ma langue contre mes dents, n'allais-je pas finir par les déformer et être contraint de porter l'une de ces horribles prothèses avec élastiques, comme tant d'adolescents américains. La voix goguenarde de Charlot, le plus obscène de mes anciens copains d'internat au lycée de Saint-Germain, me narguait aussi la cervelle dans ces moments-là :
« Mate un peu, Kovaco, ça rentre, ça sort, elle veut t'rouler un patin. T'es un dégonflé si tu lui enfonces pas ta langue dans la bouche jusqu'aux amygdales.»
Mise à part la vulgarité habituelle de Charlot, l'idée me tentait : une femme de trente ans m'apprendrait sans doute un tas de choses sans que j'aie à lui faire la cour, l’emmener au cinéma ou à l’ice-cream parlor, ni tout le tralala des teenagers. Mais je me dégonflais vite.
Un jour, une rare note d'impatience dans la voix de Melle Nelson me réveilla abruptement de ma torpeur habituelle teintée de rêvasseries libidineuses :
« Vous savez, Miles, c'est rare qu'un jeune homme de votre âge résiste tant. Il faudrait que vous appreniez à vous abandonner.
“ Résiste ? Moi ? A qui ? A quoi ?” pensai-je, interloqué, sentant mon visage s'empourprer. Je ne savais où me cacher. Me reprochait-elle de ne pas oser lui faire d'avances amoureuses dans nos longs tête-à-tête phonétiques? Charlot avait raison. J'étais un dégonflé.
« À l'A-SSI-MI-LA-TION ! Voilà à quoi vous résistez ! Vous vivez en Amérique, n'est-ce pas, alors il faudrait songer à vous assimiler. Et vous êtes encore assez jeune pour réussir à le faire.
- Ce n'est pas de ma faute si je n'arrive pas à prononcer les TH, jetai-je, soulagé, ma virilité intacte.
- Écoutez, j'interprète votre mauvaise prononciation comme un attachement très fort, trop fort, pathologiquement fort à votre langue d'origine, et une réticence à vous en éloigner. Il pourrait aussi y avoir là un refus de l'Amérique. J'ai parlé de votre cas à un ami psychologue; tout cela est sans doute enfoui dans votre subconscient. Vous vous plaisez ici à Chicago ?
- Oui, mentai-je éhontément... Sauf que euh, c'est un peu euh... vraiment trop plat, à mon goût : y a pas d'collines et trop d'vent.
Je disais n'importe quoi. Je ne pouvais lui avouer que ma mère et moi avions commis une colossale erreur en émigrant dans son pays.
- Et que projetez-vous faire plus tard dans la vie ? Elle semblait s'intéresser sincèrement à mon avenir. Nous délaissions les phonèmes pour des directions plus intéressantes dans la conversation.
- J'en sais rien. Euh...voyager peut-être. Voir euh...des euh... des collines.»
Je la décourageais par mon ineptie. Elle renonçait à en savoir plus. Je m'en voulais d'être si lourd.
Merde ! Non seulement dégonflé, mais stupide en plus !
(1942-2020)
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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)
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1 commentaire
Très amusant !
Les spécialistes de l’apprentissage d’une langue étrangère nous disent qu’il faut une immersion d’environ 6 mois pour bien apprendre. A condition de disposer, en plus du temps nécessaire, d’une plasticité cérébrale non déficiente… L’enfant très jeune étant plus plastique et aussi plus « osmotique » apprendra plus vite qu’un adulte, surtout les bonnes prononciations. A l’autre extrémité, le dément n’ajoutera plus grand-chose à ses tartines que ce qu’il y avait mis dans sa jeunesse et qu’il n’a pas encore perdu, hélas. Un cerveau de vieux encore plastique apprendra peut-être plus lentement mais mieux, dit-on. Nous sommes donc foncièrement inégaux devant la langue… surtout si, comme Miles, l’on est un résistant-réfractaire.
Chose curieuse mais entendue, en néerlandais le bavardage se dit « gebabbel » du verbe « babbelen », on se rapproche ainsi de la fameuse Tour babylonienne.
Et il est à croire que les champions polyglottes sont ceux qui auraient le don de « parler en langues », ce charabia imprononçable mais qui ferait que chacun comprend dans sa propre langue maternelle. Je ne pense pas en avoir jamais rencontré, mais comment savoir si l’on ne s’en rend même pas compte ? C’est sûr que ceux qui on un accent « frenchie » en parlant anglais à Chicago ne peuvent que trahir une origine hexagonale.
Si l’on n’a aucun don de langue ou que l’on soit un rebelle à l’Empire, je suggère en dernier recours d’emmener avec soi un droïde C-3PO…
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