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Madame Mercier, institutrice -2
Dans un précédent billet (*), nous avons fait la connaissance de Madame Mercier, institutrice de la classe unique fréquentée par le cousin Milan, dans le petit village de Saint-Aquilin-de-Passy dans l'Eure. Voici un deuxième extrait qui fait suite au premier (*).
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« Bon, les enfants, arrêtez de travailler sur vos révisions, rangez vos cahiers, et écoutez-moi. »
Chaque matin commençait alors la première et la plus importante leçon collective de la journée : la morale.
Les principes à examiner, qu'il s'agisse de qualités, comme la générosité, ou de défauts, comme l'avarice, étaient illustrés par des textes littéraires — généralement des fables de La Fontaine — ou par des histoires que Madame Mercier nous racontait. Elle en avait une abondante provision, mais pas inexhaustible, d’où d’inévitables redites au fil des ans ; peu importe, la répétition étant l’un des fondements de la pédagogie. Je l’écoutais d’une oreille toujours attentive exprimer soit de nouveaux concepts, soit des variations sur des thèmes déjà abordés.
Notre maîtresse établissait des listes de bons et de mauvais comportements, en les inscrivant soigneusement au tableau sur des lignes qui ressemblaient à des partitions musicales. Parfois la craie crissait et nous faisait à la fois rire et grincer. Elle préférait intituler ses listes «les qualités et les défauts» plutôt que «les vices et les vertus», appellation trop prétentieuse à son gré.
Les seules ambiguïtés dont je me souvienne concernaient l'orgueil et l’ambition. L'orgueil représentait un défaut, mais il n’était pas trop éloigné de «fierté», mot proche de «droiture». Mais trop de fierté, ou une fierté arrogante, étaient condamnables aussi. Cette ambivalence s'appliquait de même à l'ambition, qui pouvait être admirée ou critiquée. J’en retins surtout l’aspect négatif, qui m’accompagna toute ma vie, ainsi que celle de mon père, de qui j’avais entendu dire avec approbation: « Jan c’était un seigneur. Porte-parole de ses camarades ouvriers, il ne voulait pas devenir contremaître. » J’en tirais une certaine fierté.
Au sujet de l'orgueil et de l'ambition, manifestement, je piétinais. Mais hormis ces deux cas, aucun flottement, aucune hésitation. Les autres définitions s'avéraient étonnamment claires et nettes. Les leçons s'enracinaient ainsi dans mon cœur et mon esprit. L'influence de notre institutrice sur l'âme et les valeurs de ses élèves n'était plus un terrain contesté dans la lutte séculaire entre l'état laïque et le clergé.
De même que les leçons de géographie nous situaient dans l'espace, et celles d'histoire dans le temps, la morale nous inculquait des principes à appliquer. Nous recevions une instruction de base, une formation : «Il faut, il ne faut pas».
«Il faut tenir soigneusement son cahier de jour. Il ne faut pas rapporter». Madame Mercier nous enseignait un modèle, une manière à imiter, quitte plus tard dans la vie à les nuancer ou les rejeter. Paradoxalement, ce système contraignant nous fournissait les moyens d'une émancipation véritable, d’un individualisme ultérieur, alors que l'inverse («Fais ce que voudras») n'aboutit bien souvent qu'au chaos ou à un décevant conformisme. Comme définition de la liberté, pour celles et ceux d'entre nous qui renâclaient aux contraintes, elle citait l'exemple des feux de signalisation qui commençaient à apparaître à Paris dans les carrefours: ROUGE: Arrêtez. VERT: Avancez.
Un matin, sur le chemin de l'école, je m'amusais à traîner mon godillot contre la haie d'aubépines en bordure du fossé, pour en égoutter les perles de rosée. Soudain, en contrebas, je n'en croyais pas mes yeux, à un endroit où l'herbe semblait avoir été piétinée, gisait un billet de banque, flétri, mouillé, plié en deux. Instantanément, comme par réflexe, je dévalai le talus et posai mon pied dessus pour le maintenir au sol, bien qu'aucune brise ne se fît sentir. Complètement tourneboulé, je voulais le cacher aux yeux des écoliers qui me suivaient sur la route, prendre le temps de d’abord retrouver mon souffle, ensuite le ramasser comme s’il s’agissait d’un insecte ou d’une limace, puis réfléchir sur la conduite à adopter.
La réponse s'imposa vite. Mon pied rivé sur le billet, j'entendais en écho dans ma tête la leçon de morale sur la propriété et l'honnêteté, et conclus : «Cet argent ne t'appartient pas. Tu dois le rendre.» Adieu l’achat d’un jeu d’osselets, d’un sac de billes, ou d’une tablette de chocolat Poulain pour compléter ma collection d’images d’animaux sauvages !
Arrivé dans la cour de l'école, alors que nous entrions en rang dans la classe après le coup de sifflet, je m'arrêtai devant Madame Mercier et lui remis fièrement le billet, en lui indiquant où je l'avais trouvé. Elle répondit :
— Dans le fossé? Ça doit être un soulaud qui s'est effondré là pour cuver son vin. Comme y a pas moyen de savoir à qui ce billet peut bien appartenir, on va le mettre dans la cagnotte de l'école. T'auras un double bon point pour aujourd'hui.
Après nous avoir initiés à la lecture, à l’écriture, et au calcul, notre maîtresse élargissait nos horizons avec des découvertes de plus en plus intéressantes. Elle nous enseignait l’orthographe, l’analyse grammaticale des phrases, l’arithmétique y compris le calcul mental sans crayon ni papier, l’histoire, la géographie, les sciences naturelles. Pour le chant et la musique, deux matières pour lesquelles elle n’était pas douée, elle se reportait sur la bienveillante collaboration occasionnelle de son mari, clarinettiste à la fanfare. Et pour le dessin sur celles et ceux de nos camarades qui excellaient dans ce domaine. Curieusement, beaucoup de mes lacunes correspondaient aux siennes. Toutefois je me souviens d’un projet artistique qu’elle nous avait demandé de réaliser pour la Fête des Mères. Il s’agissait de décorer un vase en argile incrusté, à l’aide de mastic, de morceaux de vaisselle récupérés dans la décharge du village et émiettés avec un marteau. Je pense que Maman avait aimé le résultat.
L’orthographe m’était facile, sans que j’en comprenne les règles. Les mots avaient tout simplement l’air corrects ou pas, et j’obtenais presque toujours une note parfaite aux dictées. Rien d’admirable à cela. C’était simplement une faculté, qui s’est d’ailleurs émoussée au fil des ans. Pour les rédactions, ne sachant pas quoi écrire, je redoutais la page blanche.
Parmi les matières au programme, Madame Mercier avait un penchant inavoué mais évident pour l’orthographe. Il se confirma plus tard, lorsqu’à l’âge adulte je lui rendais visite à chacun de mes séjours en France. Alors que nous évoquions nos souvenirs d’école et ses sempiternelles dictées, elle ne manquait jamais de me rappeler la boutade de son petit-fils adoré, Jérôme, dont les difficultés en cette matière la préoccupaient. Pour se défendre et se justifier, il lui avait lancé « Mamie, l’orthographe c’est la science des ânes ! ». Selon moi, il n’avait ni tort ni raison.
Chanceux en orthographe, j’étais par contre nul, archi-nul dans une autre matière primordiale du programme : la récitation—apprendre par cœur un poème ou un texte en prose. Mon cerveau était incapable de mémoriser verbatim plus de deux ou trois lignes. Je me souvenais très bien du contexte et de tous les détails annexes (sens général, intéressant ou pas, numéro de la page, en haut, en bas, à droite, à gauche, etc.), mais l’exactitude de ma mémoire s’arrêtait là.
Parce que Madame Mercier nous connaissait si bien, elle montrait de la compréhension pour nos différentes particularités. Elle nous aidait à découvrir et à développer nos aptitudes, et à ne pas trop s’acharner à surmonter nos déficiences, une position pédagogique judicieuse à mon avis: promouvoir la réussite, et contourner ou même ignorer le reste. Avant que le terme soit inventé, elle mettait en pratique le concept des « intelligences multiples ».
Quatre fois par jour, matin, midi et soir, le chemin pastoral d'environ un kilomètre entre le village et l'école nous fournissait l'occasion d'observer la douce campagne normande dans ses plus infimes variations, par tous les temps, en toutes saisons.
A chaque cent mètres environ, une série de ruisseaux traversait la prairie pour se jeter dans l'Eure, dont le lit en méandres suivait un cours parallèle à la route. L'hiver une couche de glace, rarement assez épaisse pour soutenir sans risque le poids d'un enfant, couvrait les flaques, les mares, les étangs.
Jusqu'à leur septième anniversaire, les garçons portaient à longueur d'année des culottes courtes suspendues par des bretelles. Ensuite, quittant l'âge puéril, ils avaient droit, s’ils le voulaient, au pantalon long tenu par une ceinture. Les filles ne pratiquaient pas ces transitions vestimentaires abruptes : robe ou jupe toute l'année, chaussettes longues ou courtes selon la saison.
(1942-2020)
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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)
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