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Madame Mercier, institutrice -3
Dans deux précédents billets (*), nous avons fait la connaissance de Madame Mercier, institutrice de la classe unique fréquentée par le cousin Milan, dans le petit village de Saint-Aquilin-de-Passy dans l'Eure. Voici un troisième extrait qui fait suite au deux premiers (*).
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L'hiver nous devions paraître comiques, paladins à la tête emmitouflée dans nos passe-montagnes fendus seulement aux yeux, les mains engoncées dans des mitaines un peu raides en peau de lapin, les genoux violacés par le reste du corps exposé au froid. De loin, nos jambes ressemblaient à de minces échasses plantées dans des galoches disproportionnées. Heureusement, nous ne traînions pas de cartables; Madame Mercier estimait qu'une journée de travail scolaire bien remplie suffisait amplement. Elle respectait les gens simples en n'imposant pas de devoirs à faire à la maison, ni à ses élèves, ni à leurs familles souvent peu aptes à les aider. Les fins de journée étaient réservées à l’insouciance et aux corvées.
Elle possédait à fond son métier d'institutrice, mais en plus de son inégalable talent pédagogique, elle était mue par la vocation du service public — comme son père, maître d’école à la retraite, dont la perte du bras gauche à la guerre de 14 ne l’empêchait pas d’écrire au tableau. Il venait un mois chaque hiver, de sa Bretagne natale, seconder sa fille dans notre classe. Leur approche à l’enseignement était remarquablement semblable.
Nous étions sensibles à l’authenticité et à la générosité de notre institutrice. Seule devant la classe, ou le plus souvent en plein milieu de cette ribambelle d'enfants, pendant la longue durée de notre fréquentation — cinq ans au minimum comme dans mon cas — le moindre mensonge de sa part, la moindre hypocrisie, eût éclaté à nos yeux.
Le problème ne se posait même pas, la confiance était devenue absolue non seulement avec ses écoliers mais aussi leurs familles. Les paroles de notre institutrice portaient, elles étaient entendues. Madame Mercier ne se contentait pas d'instruire, elle éduquait. Elle tenait à développer chez ses élèves chaque aspect d'une éducation véritablement complète : morale, intellectuelle, physique, artistique.
Ainsi, par exemple, nous fûmes enchantés de constater, à l'une des rentrées d’automne, que pendant les grandes vacances elle avait préparé une surprise exceptionnelle : l’installation d'un portique au fond de la cour de récré. Tous les enfants, filles et garçons, apprendraient à grimper à la corde; c'était l'un des objectifs décrété à Paris par le ministère de l'Éducation Nationale pour la nouvelle année scolaire, et considéré aussi important que l'apprentissage de la natation qui malheureusement, faute de moyens, n’était pas appliqué chez nous. Nous étions dans l’après-guerre. Le grand programme de construction de piscines n’avait pas encore commencé. À la campagne, malgré la proximité de l’Eure, pratiquement personne ne savait nager.
Sous le portique, Madame Mercier nous apprit donc à grimper à la corde. Elle nous montra des schémas, des dessins, puis enjoignit les plus débrouillards d’entre nous de montrer aux autres comment s'y prendre, se contentant, elle, de décrire la technique. Il fallut cependant bientôt séparer les élèves, les filles se plaignant que les garçons jetaient d’en bas des regards furtifs sous leurs jupes. Le portique à l'allure de potence avec ses quatre cordes pendantes devint l'endroit où, tels des singes en liberté, on se ruait pendant les récréations du matin et de l’après-midi pour se défouler et admirer du sommet la belle campagne environnante et aussi voir ce qui se passait au-delà des murs.
La salle de classe était collée en annexe derrière la mairie du village, un bâtiment en brique rarement ouvert et entouré d'une cour avec deux rangées de tilleuls idéales pour les jeux de cache-cache et de poursuite. Le milieu était réservé au logement de Monsieur et Madame Mercier et leur fille Josette, élève elle aussi avec nous.
De larges baies vitrées éclairaient la pièce et permettaient de contempler les nuages dans le ciel toujours changeant. Nous étions tranquilles et obéissants de notre propre gré. Le contrôle de Madame Mercier ne se faisait jamais pesant, mais l'on sentait en elle une tension permanente, engendrée par son extrême concentration.
Comme elle connaissait à fond les forces et les faiblesses de chaque élève, et que la classe était composée de filles et de garçons d'âges différents, elle groupait, jumelait, expliquait, encourageait, interrompait, s'attardait aux pupitres, toujours avec lucidité et intuition. Sollicitée de toutes parts, elle était plus souvent dans la salle au milieu des élèves que devant la classe sur l'estrade du maître.
Dans son enseignement de l'histoire, je me souviens du choc émotionnel que je ressentis au moment où elle commença à parler de la révolution française. Jusqu'alors, elle avait surtout présenté une une riche fresque d'images d'Épinal, avec la sagesse du bon roi Saint-Louis dispensant la justice au pied de son chêne; la naissance de Jeanne d’Arc à Domrémy en Lorraine ; la vilenie de Louis XI faisant croupir ses adversaires dans de minuscules cellules ; la bonhomie de Henri IV, qui selon la légende, quelques jours avant la victoire de ses soldats à la bataille d’Ivry, avait dormi sur la paille avec ses chiens dans la grange d'une ferme proche de chez nous, surnommée depuis lors le "Nid de Chiens » ; et ainsi de suite dans les faits marquants du roman national.
Advint donc 1789. Madame Mercier tenait à nous expliquer, sans justifier la violence et en rejetant la haine, comment la Révolution — le plus profond bouleversement de l'histoire de France — était devenue inévitable du fait des scandaleux privilèges dont bénéficiaient l'aristocratie et le clergé. Comme nous ne réagissions pas trop, dépassés par l'abstraction, elle s'arrêtait puis demandait : "Trouvez-vous ça normal, vous, que quelqu'un naisse avec des privilèges, avec des droits que vous, vous n’avez pas?" Posée en ces termes plus directs, sa question suscitait en moi une telle indignation que non seulement je comprenais la nécessité de la Révolution, mais encore, tout en mâchonnant fébrilement le bout de mon crayon, étais-je prêt à participer aux barricades, à m'enrôler pour défendre la République.
J'étais épris de la clarté de l'instruction civique dispensée par Madame Mercier. Toutefois, ma nature émotive me faisait ressentir aussi un besoin plus lancinant, une soif de transcendance et de spiritualité. Je ne pouvais l'assouvir par la religion catholique, trop servile et rapace à mon goût, sans vraiment la connaître : dans le village on appelait les curés des corbeaux. Néanmoins, foncièrement poli, j’hésitais à croasser comme Pépère en croisant sur la route des prêtres en soutane. D'autre part, j'étais trop coupé du protestantisme de mes ancêtres slovaques pour pratiquer leur doctrine, absente dans notre région. Je me façonnai donc un culte personnel, amalgame d'influences diverses et d'usages grappillés -ci et -là au hasard.
En l'absence au village de toute pratique religieuse, cette quête spirituelle prit chez moi la forme de la superstition. Je n'eus jamais l'occasion d’entrer dans une église, ni l'envie, mais pour témoigner au Tout-Puissant ma foi, j'appris par cœur le "Notre Père" catholique, au prix d’un immense effort, et avec toujours dans ma poche comme bouée de secours le texte écrit sur un morceau de papier. Sans réfléchir au sens des paroles, j’égrenais ma prière à la manière d'un chapelet, avec une ferveur rehaussée lorsque je quémandais une aide ponctuelle de là-haut. La plus fréquente était, au dernier virage de la route, en abordant la ligne droite du village, de retrouver notre maison intacte et non pas pulvérisée. Notre grenier était rempli d’obus allemands glanés par Pépère après la guerre dans les collines et les blockhaus avoisinants, puis oubliés là juste au-dessus de la cuisinière à charbon où Mémère, quasiment aveugle, vaquait à ses occupations toute la journée et rallumait sans cesse ses mégots avec de grosses allumettes en bois.
Au bord du chemin de l'école, la présence divine se manifestait de façon concrète, au crucifix du calvaire. Je n'approchais pas de ce lieu saint sans prier en silence, ni sans me signer discrètement, d'une inflexion du menton, avec une imperceptible esquisse de génuflexion. Je ne me sentais pas le courage de faire ouvertement le signe de croix comme les «punaises de sacristie».
J'avais appris la prière catholique, simplement parce que c’était le seul texte religieux que j’avais pu trouver. Puis je découvris le tutoiement de Dieu dans la prière protestante, et l'adoptai. Cette familiarité avec l’Être Suprême me plaisait.
Devant la classe, la grande carte politique du monde comportait deux couleurs prédominantes sur le continent africain: le rose pour l'empire colonial français, le jaune pour l’anglais. Nous connaissions le nom des pays, des fleuves, des villes principales de l’Afrique Occidentale Française (Sénégal, Côte d’Ivoire, Dahomey, Mauritanie, etc.) et de l’Afrique Équatoriale Française (Tchad, Oubangui-Chari, etc.), mais aucun d’entre nous n’avait jamais rencontré une personne de race noire. Féru de son nouveau savoir, un chenapan anonyme avait inscrit sur un coin du tableau une devinette linguistique en sept lettres pour le jeu du pendu.
Lieu de naissance de Jeanne d’Arc :
D — — — — — Y
Réponse : D A H O M E Y (Que dirait aujourd’hui le parti raciste et xénophobe des Le Pen, de voir le village-berceau de Jeanne d’Arc, sa figure tutélaire, relégué à une contrée africaine ?)
Puis un jour, sur le trottoir devant la cour de l’école, un géant apparut, faisant les cent pas, attendant manifestement quelque chose ou quelqu’un. Il portait une longue tunique bleue brodée au cou lui tombant jusqu’aux pieds, et un fez écarlate sur la tête. Hypnotisés, nous l’observions à distance, comme s'il s’agissait d’un martien. Madame Mercier nous dit d'arrêter de le fixer ainsi, et de continuer nos jeux. Puis elle me demanda de courir au portail : «Milan, va dire au monsieur que s’il attend l’autocar pour Paris, l’arrêt est un peu plus loin devant la mairie de Pacy. »
"Va dire au monsieur", ce mot effaça complètement la perception d’étrangeté que j'avais de cet homme, et le transforma en quelqu'un de semblable à n’importe quel Français nommé Dupont ou Durand, malgré sa peau noire et son habit exotique. À mon insu, je venais d'apprendre de notre maîtresse une grande leçon sur le respect et la considération. Dans son attitude il y avait aussi une critique implicite du colonialisme, idéologie aussi odieuse pour les valeurs de la République que l’acceptation de l’esclavage par les Pères Fondateurs américains. Comme ces grandes figures de l’histoire, nous étions prisonniers de notre temps.
Albert Camus lui-même, pourtant si soucieux de dignité humaine, ne s’indignait pas des châtiments corporels que son instituteur vénéré Monsieur Germain infligeait à ses élèves. C’était dans ces années-là considéré normal.
Mieux inspirée que beaucoup d’autres, otages des préjugés de leur époque, Madame Mercier, par sa simple parole courtoise, venait d’ébranler pour moi les édifices de l’esclavage et de la colonisation.
(1942-2020)
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Ce texte, tout comme ceux qui suivent dans le "cycle Milan", sont publiés ici avec l'aval de Deborah Scott (*)
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2 commentaires
Merci, Jacques pour ce feuilleton.
Pourquoi ne pas en faire un livre “papier” ? Y as-tu songé ?
Réponse de Jacques : ce récit n’est pas de moi; voir le premier billet (lien en bas du texte)
Toujours aussi agréable à lire. On attend la suite!
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