Vieux motards que jamais ...
Le 24 Jul 2013 par Jac Lou • Réagir (3) » • ∞ Partage »J'étais redevenu étudiant en 1975 après avoir passé huit années à enseigner les sciences dans des collèges du nord-ouest parisien et j'avais réussi à décrocher une bourse de thèse. Mon travail de thèse en neurophysiologie consistait à enregistrer l'activité des fibres nerveuses mises en présence de pénicilline (1) (2). Ces séances d'enregistrement, les "manips", comme on dit dans le jargon des chercheurs, duraient jusqu'à l'épuisement de l'expérimentateur, ce qui ne survenait généralement pas avant une heure et demie ou deux heures du matin.
J'habitais alors à vingt-cinq kilomètres du laboratoire, au nord-ouest de Paris. Les transports en commun n'étant pas en phase avec mes horaires je devais soit dormir dans le labo, soit squatter un domicile proche, celui de l'une ou l'autre de mes consorts Suzanne et Patrick, ou celui de l'un de mes aînés en recherche, Michel et René. J'ai bien écrit "aînés en recherche", car j'étais un étudiant "sur le tard" et je n'avais que peu de différence d'âge avec eux. En mars 1977, décidé à mettre fin à cette existence nomade, je consacrai une partie de ma bourse à l'achat d'une petite moto Suzuki 125 TS. Selon la terminologie officielle, c'était un "vélomoteur" que je pouvais piloter avec mon permis auto.
Je traversais le Bois de Boulogne à l'ouest de Paris pour rentrer à la maison. En général je ne voyais personne, du moins en dehors des lieux envahis par la prostitution. Mais cette nuit là un motard étudiait une carte à la lumière d'un réverbère. Un gros sac-à-dos disait qu'il s'agissait aussi d'un routard. En bon motard, je m'arrêtai pour m'enquérir de son problème. Un visage dans lequel je reconnus un type asiatique malgré l'ombre du casque, se tourna vers moi. Je tentai : "May I help you ?". En réponse, mon motard inconnu me montra un papier portant une adresse. De ses explications je compris qu'il s'agissait de celle de motards de rencontre qui lui avaient proposé de l'héberger. Vérification faite sur la carte, je connaissais bien le quartier correspondant à l'adresse, à la limite Argenteuil-Sannois, près du moulin. Hasard est grand !! "Follow me !".
Porte close. Il y avait bien une petite maison à l'adresse indiquée. Une porte en bois donnait sur un jardin. La sonnette soit ne marchait pas soit sonnait dans le vide. En tous cas, personne ne se montra. Il est vrai qu'il était plus de deux heures du matin... Après un instant de flottement, le temps de me concerter avec moi-même, je dis "Don't worry ! Please come home". Et nous voilà repartis en direction de la maison de mes parents que je partageais à cette époque avec ma sœur, son mari et leur petit garçon d'un an. Cette nuit là, Kotaro I. me raconta qu'il était parti du Japon avec sa moto, une Suzuki 250 TS, et qu'il comptait boucler un tour du monde. Depuis son passage au Moyen-Orient sa moto montrait des signes de faiblesse. Puisque le hasard, encore, faisait que nous étions tous deux des suzukistes, je lui proposai d'aller consulter mon concessionnaire pour une réparation. Ainsi fut fait. Suzuki France prit même en charge la réparation. Respect !
En attendant que sa moto soit réparée, Kotaro passa une dizaine de jours - peut-être quinze - dans ma maison. Tout à mon travail de thèse, je ne m'occupai sans doute pas assez de lui, même si nous eûmes quelques soirées où il me chanta des chansons japonaises en s'accompagnant à la guitare. Je l'ai enregistré avec mon magnétophone Uher 4200 Report. Malheureusement ce magnétophone ne fonctionne plus aujourd'hui et je ne peux plus relire la bande magnétique. Du côté des traces tangibles, j'ai bien cherché, mais je n'ai retrouvé aucune photo. Je pense ne pas en avoir fait. En partant Kotaro m'a laissé en cadeau une petite serviette verte Yves-Saint-Laurent. Je l'ai toujours (hé non, ce n'est pas une relique; je m'en sers) ...
Il y a trente six ans, c'était il y a longtemps, mais je me suis rappelé le nom de famille de Kotaro, ce qui m'a permis de trouver un profil Facebook qui corresponde. Il semble bien que ce soit "mon" Kotaro si j'en juge par une photo de lui qui figure dans son journal public, où il apparaît à moto, en Suède. Un commentaire précise que c'était il y a justement trente six ans... Depuis, Kotaro a accepté mon invitation à devenir des "amis" Facebook. Est-ce que ça n'est pas une belle retrouvaille ?!
Il y a une "suite" à cette histoire. On peut la lire dans cet autre article : "Vieux motards que jamais [2]" (cliquer sur l'image ci-dessous)
Mil neuf cent soixante dix sept, une année mémorable où l'on inaugurait un Centre Pompidou à Paris-Beaubourg, où les élections municipales portaient Jacques Chirac à la Mairie de Paris, où d'autres élections ramenaient l'Espagne dans le camp démocratique et où un certain Bokassa se faisait sacrer empereur sans élection, où Sacco et Vanzetti étaient réhabilités, où l'avion supersonique Concorde se posait enfin à New-York, où la fusée Ariane lançait le premier satellite géostationnaire Météosat, où les québécois imposaient le français sur leur territoire, où la France s'imposait dans un Tournoi qui ne comptait encore que cinq nations, où Jacques Prévert avait la mauvaise idée de mourir, imité par Elvis Presley, René Gosciny et Charles Chaplin...
(1) Résumé de mes travaux sur les potentiels d'action à naissance ectopique sur les fibres nerveuses traitées par la pénicilline.
(2) Jean Talairach, neurochirurgien, un des "inventeurs" de la chirurgie stéréotaxique, raconte ses souvenirs (dont je fais partie) et parle des recherches sur les foyers épileptogènes à la pénicilline.