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Les voyages de Judita et Adam
Après le mariage de Judita et Adam, on s'est arrangé pour que les deux nouveaux conjoints puissent vivre ensemble, mais il n'a pas été possible de leur procurer un logement pour eux seuls. Plus d'une année a déjà passé en ce printemps 1900 et toute l'Europe de la bourgeoisie grande et petite se presse à Paris pour visiter les pavillons que les différents pays ont construits au coeur de la capitale française pour une nouvelle Exposition Universelle (*). Le royaume de Hongrie est de la partie. Il a érigé au bord de la Seine un pavillon dont la façade est inspirée du Palais Rákóczi de Prešov, une ville de l'Est de l'actuelle Slovaquie. Mais pour les petits paysans slovaques, cette exposition est le cadet de leurs soucis. D'ailleurs la plupart n'en ont même pas entendu parler. Ils sont occupés à seulement survivre au village, comme le font Judita et Adam à Lubina, en Slovaquie.
En fait, il serait plus exact d'écrire que Lubina est en Haute-Hongrie et de l'appeler Lobonya comme font les hongrois. Les slovaques n'existent à l'époque que comme "race" ou "ethnie" (*) au sein du Royaume de Hongrie, ce dernier étant lui-même partie de l'empire austro-hongrois. Les slovaques, comme les autres slaves du Royaume de Hongrie, n'avaient aucun droit politique. La subordination à ce royaume encore très féodal était évidemment contestée par des mouvements autonomistes slaves, mais ceux-ci étaient peu structurés et finalement peu efficaces du côté slovaque. Certaines mauvaises langues prétendent même que les slaves de Haute-Hongrie auraient été prêts à se laisser "magyariser", c'est à dire assimiler par le royaume de Hongrie. Mais on verra que Judita et Adam se disent bien de Lubina, nom slovaque du village, et non de Lobonya, comme disent les magyars.
Et si c'était mieux ailleurs ?
Dans la décennie 1890 qui précède l'union de Judita et Adam, l'état du royaume de Hongrie n'était globalement pas très brillant si l'on en croit un journal, bien sûr non officiel, cité par Ernest Denis (*). On peut y lire un éditorial peu flatteur qui n'est pas sans rappeler certaines publications dans la presse française des années 2010-2020. « Nous n'avons plus de classe moyenne; des hommes se poussent au premier plan de la vie publique, qui n'auraient pas osé s'y montrer il y a dix ans... Notre force d'expansion et d'entreprise a sensiblement diminué... La race magyare est en voie de dégénérescence... La science magyare ? — Illusion. — Le juge n'a aucune autorité, parce qu'il n'a aucune instruction; le médecin se fait charlatan, parce qu'il ne sait rien. Notre Académie végète et somnole. » Mais il y a peut-être pire que ce que décrivent ces lignes déclinistes, c'est la situation des paysans slovaques en Hongrie.

Le corbeau vole, il vole;
Il croasse joyeusement,
Il apporte à manger à ses petits
Qui l'attendent dans leur nid.
Le loup court et hurle;
Dans sa gueule, de la viande
Pour ses louveteaux
Qui ont faim et frissonnent.
Dans le froid du long hiver,
Dans la profondeur de la montagne,
N'arrive, n'accourt personne.
Qui sont ces pauvres créatures
Que personne n'aide dans leur misère ?
Ce sont les enfants slovaques.(*)
En cette fin du dix-neuvième siècle, les terres étaient pour une bonne part la propriété des aristocrates et des bourgeois hongrois. Une moitié des terres appartenait à des grands ou très grands propriétaires et un quart supplémentaire des terres était réparti dans des exploitations de taille moyenne. Les très petits paysans possédaient au mieux une maison et parfois un jardin, ce qui était déjà un luxe. Judita et Adam n'avaient pas de terres ni de jardin qui leur appartienne. Dans les petits villages de Slovaquie, la population rurale était démunie et, le plus souvent, encore soumise au servage. En clair, cela signifie que le propriétaire, aristocrate ou bourgeois, pouvait vendre les paysans qui travaillaient sur ses terres en même temps que ces dernières. La population totale du royaume de Hongrie avait en outre augmenté dans les dix dernières années. Dans ces villages à l'écart de tout développement industriel, la vie quotidienne était devenue particulièrement difficile. Quand on avait du travail, on s'épuisait du lever au coucher du soleil pour un salaire de misère. Cette difficulté à vivre conduisait fatalement un nombre important de ces pauvres paysans qui n'avaient rien à perdre à "choisir" la solution de l'émigration, cédant à la promesse d'une vie meilleure en Amérique du Nord. De l'autre côté, les États-Unis avaient besoin d'une main d'euvre bon marché pour poursuivre leur expansion industrielle.
A bout de courage, expropriés, réduits à des salaires de famine, les paysans émigrèrent. A partir de 1874, un courant, qui grossit chaque année, les emporte aux États-Unis, Le gouvernement se félicitait d'un exode qui le débarrassait des éléments les moins malléables; il facilita les formalités, établit lui-même des agences d'émigration, signa avec la Cunard, puis avec la Compagnie de Brême, des traités qui leur garantissaient un certain nombre de voyageurs. A chaque station, on apercevait des bandes faméliques de fuyards ahuris, qui, assis sur de vieilles malles, emportant dans des toiles rapiécées les pauvres reliques de leur ménage, attendaient le train qui allait les emporter vers Riéka ou la mer du Nord.
Beaucoup de Slovaques ne partaient pas sans esprit de retour. Ils rapportaient de leur nouvelle patrie un esprit plus libre, plus ouvert, moins docile surtout. [...] Ceux qui ne revenaient pas, envoyaient de l'argent. Le paysan slovaque est laborieux et robuste, très attaché au sol; la femme est vigoureuse, dure à la tâche, économe. On payait les dettes, on achetait quelques moutons, une vache, un arpent de terre. Les bonnes occasions ne manquaient pas. La petite noblesse, après avoir achevé de se ruiner, disparaissait dans les chancelleries et les bureaux et se débarrassait à tout prix des quelques hectares qu'elle avait conservés et qui, à mesure que la main-d'oeuvre devenait plus rare et plus chère, lui causaient plus d'ennuis qu'ils ne lui rapportaient de bénéfices. (*)
Entre 1899 et 1913, près de quatre cent mille slovaques - surtout des jeunes hommes en âge de travailler - ont émigré vers les États-Unis. Ce nombre de migrants est à rapprocher du nombre total de slovaques vivant en Slovaquie en 1910 : moins de 1,7 million. D'autant que d'autres émigrants encore gagnaient les zones industrialisées d'Autriche ou de Hongrie. Les statistiques officielles hongroises pour la période 1899-1913 indiquent un taux d'émigration de 0,47% par an pour les comtés de Nyitra (Nitra) et Trencsén (Trenčín) et de 0,30% par an pour le comté de Pozsony (Bratislava), comtés correspondant aujourd'hui à la Slovaquie de l'ouest où se situe Lubina. Mais ces valeurs sont calculées en incluant dans la population globale les habitants ne parlant pas slovaque et sont donc sous estimées. Au total, près d'un quart de la population slovaque a donc été contrainte à l'exil (*). Il convient toutefois de prendre en compte qu'un nombre non négligeable d'émigrés est ensuite retourné au pays. Ainsi dans la même période 1899-1913, cent seize mille émigrés reviennent des USA, soit tout de même 30% de ceux qui étaient partis. Au cours des décennies précédentes 1880 et 1890, le taux de retour avoisinait même 75% (*). Ceux qui étaient déjà revenus avec un petit pécule, renvoyaient une image positive de la "solution émigration".

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19 commentaires

Hâte de lire la suite de cette comédie romantique: c’est mon côté midinette ! mais belle découverte des mœurs et du Folklore de la région et de l’époque.

Merci, Jacques, pour cette biographie vivante, qui m’a rendu presque présent auprès de ces personnes qui me sont inconnues. Tu as de très bons souvenirs d’enfance: cette exploration d’armoire a dû te marquer. Dommage pour la destruction de cette jolie robe de mariée!
Je me rappelle aussi que tu m’as dit, il y a quelques années, les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?

Merci, enfin je vais connaître un peu l’histoire de Maman. Déjà j’ai appris l’histoire de la robe de mariée

Je me souviens de cette armoire située dans la petite chambre toute en longueur côté droit de la maison en bois.
Une armoire immense dans mon souvenir, en bois verni de couleur sombre mais pas d’y avoir fouiné. Elle était toujours fermée.

C’est une véritable épopée que tu nous contes là !

Jacques Laschet disait : “tu m’as dit […] les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?”
________
Ma réponse : Les pages que je publie sont justement des éléments de ma généalogie maternelle. Les registres des églises de Slovaquie ont été numérisés et mis en ligne par les Mormons. Comme tu peux voir, j’ai trouvé les actes de mes grands-parents Judita et Adam, ainsi que des traces écrites de leurs déplacements (voir dans la suite). Pour les générations plus anciennes, cela se complique à cause du manque de précision des infos des registres : diminutifs au lieu des prénoms, changement de la graphie quand le scripteur change, passage du slovaque au hongrois puis au latin… Mais globalement, je suis certain de l’origine paysanne pauvre de ma famille du côté maternel. C’est tout à fait “raccord” avec l’origine paysanne pauvre de ma famille bas-normande du côté paternel.

Merci, Jacques, pour ta réponse. Pour mes propres recherches généalogiques au niveau des registres paroissiaux je rencontre, comme toi, de nombreux obstacles: manque de détail sur l’identité et les origines des parents, homonymie, langues, graphies etc. Le registre de l’état civil a été mis en place dans ma région natale vers 1796, faisant suite au rattachement en 1794 à la République Française, ce qui a bien réduit la plupart des difficultés, même si au début il demeure encore des imprécisions, comme l’âge estimé sur acte, voire parfois des erreurs d’identité, qui iront en diminuant dans la seconde moitié du 19ème.
De mon point de vue, non plus, aucune branche ne mérite d’être négligée, qu’elle soit maternelle ou paysanne pauvre. Ces petites gens qui nous ont précédé gagnent tous à être connus autant que possible, puisqu’ils sont les racines de ce que nous sommes… Et donc je constate que tu fais un travail très approfondi dans ce cadre, un exemple à imiter!

Si je comprends bien le système ressemble à de l’esclavage consenti !

À propos des voyages en train…
La gare d’Anvers-Central est une merveille architecturale, que j’ai visitée plusieurs fois. Mais ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!

Moi qui n’ai jamais posé les pieds sur le continent américain, je suis admirative de ces migrants qui ont eu l’audace et l’énergie nécessaires pour traverser toutes ces épreuves à l’époque (d’autres migrants ont le même courage aujourd’hui avec souvent des drames à la clé).

Bonjour.
Jean-Claude a écrit “… le système ressemble à de l’esclavage consenti". Ma réponse : Je ne vois pas bien à quel système tu penses ? S’il s’agit du “système” qui consiste à faire venir des migrants pour travailler, alors j’entrevois deux réponses possibles : 1/ nos pauvres paysans consentent à émigrer contre la garantie d’un salaire décent et on peut considérer que le travail les libère. 2/ comme tous les ouvriers, ces migrants ne choisissent pas vraiment leur travail, mais par nécessité ils louent leurs bras à un employeur qui fixe les règle. En ce sens, le travail les asservit.
Jacques Laschet a écrit : “… ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!". Ma réponse : Si tu t’inquiètes pour la réputation de ton pays, je te rassure, comme je le précise ces traitements sont délivrés sous la responsabilité des compagnies maritimes à la demande des autorités américaines. Le gouvernement belge a refusé de s’en mêler. Plus généralement, tout ce que je rapporte provient de sources que je considère fiables. En l’occurrence, ta remarque m’a conduit à corriger le terme “benzène” en *benzine* (ce n’est pas la même chose). Il est possible que l’auteur initial (anglophone) n’ait eu qu’une connaissance sommaire de la chimie (ou de l’orthographe) ? Quant au vinaigre, je ne vois rien de choquant. Quand j’étais enfant (écolier), ma mère me rinçait la tête au vinaigre.

Merci, Jacques pour ces précisions. Loin de moi de mettre en cause tes sources. Mais, comme toi, je pense qu’il y a une mauvaise traduction. En allemand Benzin=essence, et en néerlandais, benzin=benzine et benzine=essence. Dans tous les cas il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures de type alcane, et pas du tout l’hydrocarbure aromatique (au sens chimique) benzène qui est beaucoup plus toxique et très cancérogène. De nos jours l’huile de paraffine est encore utilisée, avec d’autres produits, comme anti-pou. En revanche, je n’ai rien à redire sur l’usage du vinaigre en friction.

Hello frère, merci pour le souvenir de ce voyage épique [en page 6, note de l’admin], mais tu as oublié de parler des nombreuses crevaisons subies durant le trajet où notre oncle y est allé de la rustine et de la pompe pour réparer ces ennuis. Car à cette époque pas de station service à l’horizon.

Coucou, et bien cette fois ci les larmes me sont venues en entendant la chanson tece voda tece. Je revois maman me la chanter.

Merci impatient de lire la suite. Un voile d’ombre se leve enfin sur l histoire américaine de la famille.
Je partagerai avec les petits.
Bise

Toujours aussi passionnant et très documenté; merci.

Merci pour ce nouveau chapitre. Juste un commentaire il est difficile de parler d’identité nationale slovaque dans le contexte pré WWI - le concept d’empire était très mouvant et je ne suis pas sûr que mes arrières grand-parents ayent fait la distinction entre ce qui est aujourd’hui la Slovaquie, l’Ukraine de l’ouest ou même la Hongrie. Il en est de même pour le terme slave qui englobe les russes et les slaves du sud (serbes croates etc)… À voir la dénomination exacte que tu as retrouvée dans les courriers originaux.

Merci Gregory pour ta lecture critique. Je ne pensais pas avoir parlé d’identité *nationale* slovaque. J’ai relu rapidement les pages publiées et je n’ai pas trouvé d’endroit où j’ai pu “déraper” ? J’ai prévu de tenter de justifier ce que j’ai raconté jusqu’ici, dans la dernière page (à paraître), mais tes remarques me font un peu anticiper. Je n’ai pour source familiale rien d’autre qu’un livre de messe que j’ai présenté ailleurs dans la partie “Généalogie” de ce site. Ses pages de garde n’apportent que des dates de naissance manuscrites et quelques enluminures. Dans les pages 4, 5 et 7 de la présente publication je montre des extraits des registres d’immigration aux USA qui stipulent que nos aïeuls Judita et Adam sont de nationalité hongroise et de “race” ou ethnie slovaque. Je me suis appuyé sur ces faits pour leur “inventer” un état d’esprit. Pour ma part, je ne doute pas que mes grands parents aient été conscients de leur place dans l’Europe de 1900. Mais je n’ai évidemment et malheureusement aucune preuve à te produire.

Voyage
Très intéressant la vie de tes ancêtres…….on se laisse emporter dans un tourbillon et on voyage avec eux.
Merci……
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