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Les voyages de Judita et Adam
Le 11 Nov 2013 par Jac Lou • Réagir (19) » • ∞ Partage »Judita n'a pas encore vingt ans lorsque, à la fin de 1898, elle épouse Adam, âgé, lui, de vingt-trois ans. Leurs deux familles vivent dans le village de Lubina, situé un peu à l'écart, dans une vallée au milieu des collines slovaques. Lors du recensement de 1869, le village comptait environ quatre cent soixante-dix familles et totalisait autour de deux mille habitants. Mais en cette fin de siècle, trente ans plus tard, ce nombre s'est amoindri à cause, comme on verra, de la forte émigration qui touche les populations slovaques. Aujourd'hui, en 2020, la population de Lubina est d'environ mille cinq cents habitants.
Les collines qui entourent Lubina constituent le versant Sud-Est des Carpates blanches en Slovaquie. Cette portion des Carpates est dite blanche à cause de la couleur claire de la roche calcaire, la dolomie, dont elle est constituée. Ces petites montagnes culminent entre sept cent cinquante et neuf cents mètres d'altitude et forment une frontière naturelle au Nord-Ouest avec la Moravie. Cette frontière est, à l'époque, celle qui sépare le royaume de Hongrie, auquel le village appartient, de celui d'Autriche. Aujourd'hui, elle sépare la Slovaquie de la Tchéquie. La ville la plus proche, Nové-Mesto-nad-Váhom, est une ville moyenne de la région de Trenčín. Elle est plus bas dans la vallée de la Váh, à un peu plus de deux heures de marche, soit une dizaine de kilomètres, de Lubina. La Váh est une rivière qui prend sa source au Nord du pays, près de la Pologne, dans une autre portion de l'arc carpatique, les Basses Tatras. Elle rejoint au Sud le cours du Danube, face à la Hongrie.
C'est sans doute pour respecter une "tradition" que le brave Adam s'est procuré une edelweiss pour l'offrir à sa promise le jour de leur mariage et ainsi l'assurer de son amour qu'il voudrait certainement éternel. Est-il allé jusque dans les Hautes-Tatras pour la cueillir ? Cela reste son secret. La "tradition" en question est relativement récente à l'époque, puisqu'elle date seulement d'une quarantaine d'années. Mais, promue par les tout jeunes clubs d'alpinisme, elle a connu rapidement une grande popularité (*) [?].
Judita mettra soigneusement ce porte-bonheur à l'abri dans son livre de messe entre les pages 224 et 225, titrées "Le Sang du Seigneur".
Comme le veut également la coutume, Judita et Adam ont, longtemps à l'avance, préparé leurs costumes de mariage. La future épouse a notamment, avec l'aide de ses proches qui lui ont transmis les bonnes pratiques, et en respectant la tradition du village, brodé et décoré avec soin sa robe de mariée et sa coiffe. Le respect de la tradition du village est essentiel, car chaque village possède son propre style de costume (*).
En décrivant cette préparation de mariage, me revient à l'esprit un souvenir, ou peut-être une combinaison de plusieurs, qui donne à mon humeur une coloration morose irisée de culpabilité. Je comprends aujourd'hui, a posteriori, le chagrin, et sans doute même la détresse, de ma mère, fille cadette de Judita et Adam, lorsqu' elle a découvert son enfant, assis par terre devant le tiroir ouvert du bas de l'armoire du beau-père, et qui en avait extrait un vêtement dont il s'appliquait à enlever les ornements faits de petits morceaux de miroir enchassés dans la frange du tissus.
J'avais quelque cinq ou six ans et j'étais venu explorer cette mystérieuse chambre de mon grand-père paternel, toujours fermée depuis que son occupant avait rejoint la maison de retraite des diffuseurs de presse à Compiègne. La chambre de grand-père était dans une dépendance située dans la cour à l'arrière de notre maison. La porte vitrée de l'entrée de ce logis d'appoint était agréablement protégée du soleil d'été par une treille, des raisins de laquelle mon père avait, au moins une fois, essayé d'obtenir une piquette.
Pour rejoindre la chambre, on devait traverser une petite pièce à vivre dont le meuble principal, le long du mur sur le côté droit, était une imposante cuisinière à bois et charbon, en fonte, qu'il m'était interdit de toucher : "Ne t'approche pas, ça brûle !". Depuis le départ du vieux, ma mère l'utilisait pour chauffer l'eau pour la lessive, qu'elle faisait à l'extérieur dans une grande bassine en fer galvanisé posée sur une caisse en bois. Je passai donc à distance respectueuse du farouche dragon, hors de portée du tisonnier qui pendait devant son tablier. Des relents persistants de cendre froide me titillèrent les narines.
L'armoire, située dans l'ombre du coin à gauche de la porte d'entrée de la chambre, se montra peu coopérative, mais une fois ouverte, libéra une bouffée d'odeurs mêlées, de poussière, de cire, de naphtaline, et une autre, quelque-chose comme du goménol, produit que je connaissais pour en avoir reçu dans les oreilles pour soigner une otite. L'étagère du haut ne semblait accueillir que du linge. De toute façon mes bras étaient trop courts pour l'atteindre. Le bas s'avéra, en revanche, riche en trésors. Ma curiosité se porta d'abord sur une sacoche couchée sur le fond, sous des vêtement pendus sur leurs cintres. Elle ne contenait que deux tiges de bois, de couleur claire. Un peu décevant. À travers la toile, j'avais imaginé une épée. Les deux tiges à la surface lisse, très douce au toucher. semblaient pouvoir s'assembler bout à bout, mais encore une fois j'avais les bras trop courts et trop faibles, pour y parvenir. Un des deux morceaux, plus gros et plus lourd que l'autre, se terminait par une sorte de poignée de couleur marron foncé, parée de triangles de nacre. Quel pouvait bien être l'usage de ces objets ? À ce moment je ne savais pas ce qu'étaient ni une queue de billard, ni ce petit cube bleu tombé de la sacoche. Toujours au fond de l'armoire, sur le côté gauche, un chiffon jaune enveloppait partiellement un tube en métal brillant, recourbé aux deux bouts. Une de ses extrémités, plus large que l'autre, faisait un coude en s'évasant et s'ouvrait vers le haut suffisamment pour que je puisse y faire entrer ma main. Ce tuyau avait en plus des tiges bizarres et des sortes de bouchons plats tout le long. Sans intérêt. Dans l'autre coin, un accordéon de couleur noire et ses boutons alignés dans une plaque de métal brillant, luisait sombrement. Sans doute était-ce celui de mon frère aîné que j'avais vu prendre des cours particuliers, à la maison, il y avait déjà quelques temps. Trop lourd pour que je le bouge. Aucun son ne se produisant quand je tapotais les boutons, je décidai de l'ignorer.
Le tiroir du bas de l'armoire me résista plus longtemps que la porte, mais je réussis à l'ouvrir. Un exploit dont je fus fier. Je m'intéressai un instant à une paire de bottines en cuir ouvragé. Je n'avais jamais vu grand-père qu'avec des chaussons aux pieds. D'autre part, ces bottines étaient trop petites, et surtout trop belles, pour appartenir à l'un de mes frères aînés, et encore moins à mon père qui, lui, portait toujours des sabots. Elles ne pouvaient être qu'à maman. Je les essayai. Trop grandes, bien sûr. Outre ces chaussures, le tiroir ne contenait qu'un morceau de tissu sombre et velouté, décoré de bandes colorées, dans lesquelles de magnifiques morceaux de miroir incrustés me faisaient de l'oeil, ou me souriaient, selon l'angle. Ils m'invitaient à les extraire, c'était certain. En toute innocence, j'entrepris de détruire le costume de mariée, dont les bottines étaient sans doute le complément, que, quelque vingt-deux ans plus tôt, ma mère avait emporté dans son bagage de petite migrante de quinze ans, et qu'elle avait remisé à cet endroit justement pour, espérait-elle sans doute, le mettre à l'abri. Tout occupé à mon exploration, je n'avais pas entendu les appels de ma mère qui me cherchait. J'ai encore en mémoire l'instant où, des larmes dans les yeux, elle m'a arraché le vêtement des mains, ainsi que l'odeur de la naphtaline qui en émanait. Le visage de ma mère m'avait fait peur et j'ai peut-être pleuré, mais je ne me souviens pas avoir été grondé.
Judita et Adam ont terminé les préparatifs de leur mariage. Le jour dit, le jeudi vingt-quatre novembre, dans un cérémonial joyeux ponctué de chants, les femmes ont habillé et coiffé la mariée. Elle n'aura pas froid, c'est sûr, avec tous les jupons et blouses superposées. Le mariage est un évènement. Une bonne partie du village est en fête. Le village est une grande famille ! Malgré le froid et la neige, on défile en cortège musical et en costumes, dans la rue principale, jusqu'à l'église au clocher à bulbe. (*)
Le prêtre fait son office en latin, recueille les consentements et confirme l'union. Plus tard il remplira consciencieusement la ligne 32, l'avant dernière pour l'année 1898, du registre des mariages rédigé désormais en slovaque et non plus en hongrois (*).
Lecture de la ligne 32 du registre des mariages du dix-neuvième siècle, de l'église évangélique locale, rédigé en slovaque (*). Page de gauche : Adam est le fils de Adam Miškar, qui est un petit exploitant agricole, et de Katarina Evinich. Son foyer est à Lubina. Son âge est 23 ans. Page de droite : Judita est la fille de Daniel Miškar, qui est tonnelier, et de Anna Litvanec. Son foyer est à Lubina. Son âge est 19 ans. Les témoins sont Jiri Bukatovic et Martin Miškar. Mes recherches dans les actes de naissance, pour Judita et pour Adam, n'ont donné, avec les âges indiqués, qu'une seule possibilité pour chacun, confirmant les parents. Sauf erreur de lecture de ma part, ou sauf erreur de rédaction du prêtre dans le présent registre, les pères des deux époux Daniel et Adam sont frères et Judita et Adam sont donc cousins. Un doute subsiste cependant car il n'est pas fait mention clairement, comme c'est généralement la règle, d'une quelconque dispense pour lien de parenté.
À Lubina, quelques rares mariages se faisaient avec des habitants de l'un des villages les plus proches, Bzince, Stara Tura (Vieille Tour), ou plus rarement encore Mijava, mais majoritairement on trouvait épouse ou époux au village. Il pouvait donc arriver que les partenaires d'un couple vivant alors à Lubina soient issus de familles déjà liées entre-elles avant leur mariage.
Avec ce mariage, un moment de joie et de bonheur a illuminé un instant une vie par ailleurs, comme on verra, terriblement difficile.