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Les voyages de Judita et Adam
Adam mâchonne les quelques faînes tombées récemment des grands hêtres et qu'il a ramassées avant de s'asseoir sur le talus à l'orée du bois. Il mâche longuement chaque graine. Mâcher longtemps donne l'impression d'avoir mangé beaucoup. Peut-être cela fera-t-il taire son estomac qui grogne un peu fort. Il s'est installé au-dessus d'une entrée de terrier de lapin. Il y avait pas mal de grattis et de latrines avec beaucoup de crottes à l'entour. Il y a donc un mâle qui marque son territoire et sans aucun doute toute une famille avec lui. De plus, la terre blanche de cette entrée avait été remuée récemment. Adam s'est approché avec moult précautions, en faisant glisser ses pieds pour éviter de faire trembler le sol sous ses pas. En restant suffisamment longtemps immobile, il espère se fondre dans le paysage et se faire oublier. Un lapin finira bien par sortir. Ces animaux ne manquent pas en général de faire un tour à la fin de la journée. C'est le bon moment. L'entrée du terrier est à portée de bras. Adam avait préparé un bâton solide. Il le tient levé au niveau de sa tête, prêt à frapper. Quand la fatigue est trop grande, il change un peu de position, laisse le bâton reposer sur son épaule, mais en évitant tout frottement, très lentement.
Une corneille à capuche, au plumage gris et noir, s'est posée à quelques pas et fouille dans l'herbe. C'est bien, la preuve qu'Adam fait partie de la forêt. Il ne faut pas faire peur à l'oiseau, sinon il va s'envoler en poussant un cri d'alerte et c'en sera fini de l'affût. Adam a froid, mais il ne peut rien faire d'autre que serrer les dents pour ne pas trembler, garder le regard sur la sortie du terrier, ne pas bouger, être un arbre parmi les arbres, un vieux tronc avec seulement deux branches cassées.
Cet automne est particulièrement difficile. Il n'y a plus de travail et il ne faut pas trop entamer les réserves de la famille pour pouvoir passer l'hiver. On se rationne. La fille de Judita et Adam, Katarina, née au printemps 1902, a déjà presque deux ans et demi et elle a bien profité du sein généreux de Judita. Et cette année il y a en plus le petit Pavol. Ces deux bouches avides vont finir par épuiser leur mère (*). Judita est une bonne nourrice. Mais elle souffre, plus que les autres à cause de l'allaitement et malgré les sacrifices que chacun fait pour elle, d'une alimentation trop pauvre. Peut-être est-il temps de considérer sérieusement la solution de l'émigration ? S'il partait, cela ferait une bouche de moins à nourrir dans la famille et il pourrait envoyer de l'argent à Judita et à ses vieux. Coup double ! Daniel Slavik a dernièrement écrit une lettre à sa famille. Daniel est parti pour l'Amérique il y a déjà quelques temps. Dans sa lettre, que les parents ont fait lire à plusieurs voisins, il vante sa situation qui est bien meilleure qu'au pays. Adam a retenu qu'il gagne jusqu'à 10 dollars par semaine pour 13 heures de travail par jour et qu'il ne regrette pas d'être parti. D'après le facteur, cette lettre était bien épaisse quand il l'a distribuée. Elle devait contenir des billets, des dollars ! D'ailleurs la famille s'est procuré deux poules peu de temps après...
Pour l'heure, l'essentiel est de capturer un de ces lapins. Un peu de viande fraîche sera salutaire à Judita. Les matrones prétendent que la viande aide à faire du lait ? Hé ! Adam a bien failli rater la sortie du lapin. Il voulait viser la tête pour assommer l'animal, mais il tape avec un peu de retard et il lui brise les reins. L'animal couine et a quelques soubressauts. Adam se lève et lui assène un coup sur la tête. La bestiole n'est pas bien grosse, mais c'est déjà mieux que rien. Après tout ce bruit, les autres lapins ne bougeront pas de si tôt, autant rentrer. La chasse est finie. Il dissimule le lapin dans son vêtement. Mieux vaut que personne ne soit au courant de son activité de chasseur de lapin sur des terres appartenant à un exploitant hongrois. Il sent l'animal trémuler. C'est bien, il n'est pas mort, on pourra le saigner. Il se hâte.
Quand il entre dans la pièce commune et exhibe sa capture, Adam allume des sourires sur les visages de la famille. Il pend l'animal par les pattes arrières à deux clous prévus pour cet usage sur le mur de bois. Il cherche une écuelle et arrache un oeil à l'animal. Il faut lui maintenir la tête au dessus de l'écuelle. Il serait dommage que les derniers spasmes de la bête fassent perdre quelques gouttes du précieux liquide de vie. Il tend l'écuelle à Judita et commence aussitôt à dépiauter le lapin. D'abord pincer la peau sous le talon de la première patte, et tirer fermement vers le bas. La peau céde assez facilement. Écorcher la patte jusqu'à découvrir tous les muscles et les os. Répéter la même chose sur la seconde patte. Ensuite déchirer la bande de peau entre les cuisses, et, une main côté dos et l'autre côté ventre de la bête, tirer avec force vers le bas. Il reste à libérer les pattes avant et les oreilles et à tendre la dépouille à la mère. Elle sait ce qu'il faut faire pour qu'elle sèche convenablement.
Judita s'approche et touche l'épaule de son mari. Adam se détourne de l'animal qu'il s'aprêtait à éviscérer et lui adresse un regard interrogatif. Judita le fixe intensément. Elle hésite un instant puis parle d'une voix basse, un peu nouée.
"Adam, il y avait des recruteurs du côté de chez les Slavik, tout à l'heure...
- je suis au courant, Georg m'en avait parlé. Je vais aller le voir".
Adam fait un signe au père pour qu'il prenne la relève. Il enfile un nouveau vêtement et sort sans ajouter un mot.
À cette époque, la vie politique est animée en Hongrie. Cependant les slovaques sont loin de Budapest et ce n'est pas ce contexte politique hostile, mais finalement habituel, qui peut préoccuper Adam. C'est pour des raisons uniquement liées aux difficultés matérielles qu'il décide de tenter l'aventure américaine avec Georg Slavik. Ce dernier a quatre années de moins qu'Adam. Il n'a que 25 ans, mais c'est lui qui est à l'origine du projet. C'est le cousin du Daniel qui a déjà émigré et il a été convaincu par les lettres de ce dernier de le rejoindre dans la ville de Saint-Louis, dans l'état du Missouri, aux États-Unis d'Amérique. Un autre habitant du village sera aussi compagnon de voyage, Janos Holy, un homme dans la force de l'âge; il a 35 ans et c'est quelqu'un de solide. Il y aura encore Michal Mednanszki, de Stara Tura, le village voisin, qui a également été convaincu par les recruteurs. Ils le rencontreront au moment du départ.
Le gouvernement hongrois ne s'opposait pas au départ des migrants. Au contraire, il passa même des accords avec les grandes compagnies de transport. Bien sûr, cela privait le pays d'une main d'oeuvre taillable et corvéable à merci. Mais il y voyait aussi un côté intéressant; les exilés envoyaient de l'argent en retour... On estime que cette manne se montait à quelque 80 000 dollars par an, soit, en monnaie locale, deux cent millions de couronnes (*). De leur côté, les entreprises nord-américaines avaient besoin de main d'oeuvre bon marché. Avec l'aval des autorités hongroises, donc, des officines organisaient l'émigration vers les États-Unis. Les journaux publiaient des publicités, mais leur écho n'était pas bien grand dans les villages. Plus efficaces, des "recruteurs" envoyés par les officines parcouraient les campagnes. Une fois qu'on s'était mis dans leurs mains, il suffisait de se laisser guider jusqu'à la destination finale. Entre la décision de partir et le départ effectif, les choses ne trainaient pas en longueur. Nos futurs émigrés n'avaient que les souvenirs de leurs proches à emporter. Ils étaient vite prêts. Adam et ses compagnons entament leur voyage en décembre 1904. Ils doivent rejoindre le port d'Anvers, en Belgique, d'où il vont embarquer pour les États-Unis comme près de onze mille autres passagers originaires du royaume hongrois cette année là.
Le voyage commence à pied pour gagner Nove-Mesto-nad-Vahom, à une dizaine de kilomètres de Lubina. Les hommes ont refusé que les femmes les accompagnent. Ils préfèrent que les femmes pleurent à la maison et soient consolées par les vieux. Depuis Nove-Mesto le trajet se poursuit par le train. Ce moyen de transport existe en Slovaquie depuis la fin des années 1840 (*) (#) avec une liaison Bratislava-Vienne en traction vapeur dès 1848. Au début des années 1880, Nove-Mesto-nad-Vahom avait été reliée à la capitale Bratislava. Adam se souvient encore de l'événement. Il devait avoir dans les six ans quand son père l'avait accompagné pour voir passer un des tout premiers convois. Aujourd'hui il est du voyage et cela change tout. Il ne sait cependant pas grand chose du trajet qui les attend. Il a juste retenu qu'ils allaient passer par Vienne, la capitale de l'Empire, pour se rendre dans un port de la Mer du Nord dont il a appri le nom par coeur : "havenvanantwerpen". Pour nous également, il est impossible de savoir a posteriori, de façon certaine, les conditions et les détails probablement compliqués de l'itinéraire terrestre suivi par Adam et ses compagnons au début de ce voyage.
Bien évidemment, ce n'était pas un voyage d'agrément. Les places réservées pour les migrants par les officines organisatrices étaient dans les wagons de troisième classe. À chaque station, on apercevait des bandes faméliques de fuyards ahuris, qui, assis sur de vieilles malles, emportant dans des toiles rapiécées les pauvres reliques de leur ménage, attendaient le train qui allait les emporter vers Riéka ou la mer du Nord. [E. Denis, La question d'Autriche - Les slovaques" p. 249]
Ce qui est certain, c'est qu'Adam, Georg, Janos et Michal arrivent à la gare d'Anvers, d'où ils rejoindront le port pour s'embarquer pour la traversée de l'Atlantique. Leur enregistrement à bord d'un navire en partance de ce port en atteste.
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19 commentaires
Hâte de lire la suite de cette comédie romantique: c’est mon côté midinette ! mais belle découverte des mœurs et du Folklore de la région et de l’époque.
Merci, Jacques, pour cette biographie vivante, qui m’a rendu presque présent auprès de ces personnes qui me sont inconnues. Tu as de très bons souvenirs d’enfance: cette exploration d’armoire a dû te marquer. Dommage pour la destruction de cette jolie robe de mariée!
Je me rappelle aussi que tu m’as dit, il y a quelques années, les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?
Merci, enfin je vais connaître un peu l’histoire de Maman. Déjà j’ai appris l’histoire de la robe de mariée
Je me souviens de cette armoire située dans la petite chambre toute en longueur côté droit de la maison en bois.
Une armoire immense dans mon souvenir, en bois verni de couleur sombre mais pas d’y avoir fouiné. Elle était toujours fermée.
C’est une véritable épopée que tu nous contes là !
Jacques Laschet disait : “tu m’as dit […] les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?”
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Ma réponse : Les pages que je publie sont justement des éléments de ma généalogie maternelle. Les registres des églises de Slovaquie ont été numérisés et mis en ligne par les Mormons. Comme tu peux voir, j’ai trouvé les actes de mes grands-parents Judita et Adam, ainsi que des traces écrites de leurs déplacements (voir dans la suite). Pour les générations plus anciennes, cela se complique à cause du manque de précision des infos des registres : diminutifs au lieu des prénoms, changement de la graphie quand le scripteur change, passage du slovaque au hongrois puis au latin… Mais globalement, je suis certain de l’origine paysanne pauvre de ma famille du côté maternel. C’est tout à fait “raccord” avec l’origine paysanne pauvre de ma famille bas-normande du côté paternel.
Merci, Jacques, pour ta réponse. Pour mes propres recherches généalogiques au niveau des registres paroissiaux je rencontre, comme toi, de nombreux obstacles: manque de détail sur l’identité et les origines des parents, homonymie, langues, graphies etc. Le registre de l’état civil a été mis en place dans ma région natale vers 1796, faisant suite au rattachement en 1794 à la République Française, ce qui a bien réduit la plupart des difficultés, même si au début il demeure encore des imprécisions, comme l’âge estimé sur acte, voire parfois des erreurs d’identité, qui iront en diminuant dans la seconde moitié du 19ème.
De mon point de vue, non plus, aucune branche ne mérite d’être négligée, qu’elle soit maternelle ou paysanne pauvre. Ces petites gens qui nous ont précédé gagnent tous à être connus autant que possible, puisqu’ils sont les racines de ce que nous sommes… Et donc je constate que tu fais un travail très approfondi dans ce cadre, un exemple à imiter!
Si je comprends bien le système ressemble à de l’esclavage consenti !
À propos des voyages en train…
La gare d’Anvers-Central est une merveille architecturale, que j’ai visitée plusieurs fois. Mais ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!
Moi qui n’ai jamais posé les pieds sur le continent américain, je suis admirative de ces migrants qui ont eu l’audace et l’énergie nécessaires pour traverser toutes ces épreuves à l’époque (d’autres migrants ont le même courage aujourd’hui avec souvent des drames à la clé).
Bonjour.
Jean-Claude a écrit “… le système ressemble à de l’esclavage consenti". Ma réponse : Je ne vois pas bien à quel système tu penses ? S’il s’agit du “système” qui consiste à faire venir des migrants pour travailler, alors j’entrevois deux réponses possibles : 1/ nos pauvres paysans consentent à émigrer contre la garantie d’un salaire décent et on peut considérer que le travail les libère. 2/ comme tous les ouvriers, ces migrants ne choisissent pas vraiment leur travail, mais par nécessité ils louent leurs bras à un employeur qui fixe les règle. En ce sens, le travail les asservit.
Jacques Laschet a écrit : “… ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!". Ma réponse : Si tu t’inquiètes pour la réputation de ton pays, je te rassure, comme je le précise ces traitements sont délivrés sous la responsabilité des compagnies maritimes à la demande des autorités américaines. Le gouvernement belge a refusé de s’en mêler. Plus généralement, tout ce que je rapporte provient de sources que je considère fiables. En l’occurrence, ta remarque m’a conduit à corriger le terme “benzène” en *benzine* (ce n’est pas la même chose). Il est possible que l’auteur initial (anglophone) n’ait eu qu’une connaissance sommaire de la chimie (ou de l’orthographe) ? Quant au vinaigre, je ne vois rien de choquant. Quand j’étais enfant (écolier), ma mère me rinçait la tête au vinaigre.
Merci, Jacques pour ces précisions. Loin de moi de mettre en cause tes sources. Mais, comme toi, je pense qu’il y a une mauvaise traduction. En allemand Benzin=essence, et en néerlandais, benzin=benzine et benzine=essence. Dans tous les cas il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures de type alcane, et pas du tout l’hydrocarbure aromatique (au sens chimique) benzène qui est beaucoup plus toxique et très cancérogène. De nos jours l’huile de paraffine est encore utilisée, avec d’autres produits, comme anti-pou. En revanche, je n’ai rien à redire sur l’usage du vinaigre en friction.
Hello frère, merci pour le souvenir de ce voyage épique [en page 6, note de l’admin], mais tu as oublié de parler des nombreuses crevaisons subies durant le trajet où notre oncle y est allé de la rustine et de la pompe pour réparer ces ennuis. Car à cette époque pas de station service à l’horizon.
Coucou, et bien cette fois ci les larmes me sont venues en entendant la chanson tece voda tece. Je revois maman me la chanter.
Merci impatient de lire la suite. Un voile d’ombre se leve enfin sur l histoire américaine de la famille.
Je partagerai avec les petits.
Bise
Toujours aussi passionnant et très documenté; merci.
Merci pour ce nouveau chapitre. Juste un commentaire il est difficile de parler d’identité nationale slovaque dans le contexte pré WWI - le concept d’empire était très mouvant et je ne suis pas sûr que mes arrières grand-parents ayent fait la distinction entre ce qui est aujourd’hui la Slovaquie, l’Ukraine de l’ouest ou même la Hongrie. Il en est de même pour le terme slave qui englobe les russes et les slaves du sud (serbes croates etc)… À voir la dénomination exacte que tu as retrouvée dans les courriers originaux.
Merci Gregory pour ta lecture critique. Je ne pensais pas avoir parlé d’identité *nationale* slovaque. J’ai relu rapidement les pages publiées et je n’ai pas trouvé d’endroit où j’ai pu “déraper” ? J’ai prévu de tenter de justifier ce que j’ai raconté jusqu’ici, dans la dernière page (à paraître), mais tes remarques me font un peu anticiper. Je n’ai pour source familiale rien d’autre qu’un livre de messe que j’ai présenté ailleurs dans la partie “Généalogie” de ce site. Ses pages de garde n’apportent que des dates de naissance manuscrites et quelques enluminures. Dans les pages 4, 5 et 7 de la présente publication je montre des extraits des registres d’immigration aux USA qui stipulent que nos aïeuls Judita et Adam sont de nationalité hongroise et de “race” ou ethnie slovaque. Je me suis appuyé sur ces faits pour leur “inventer” un état d’esprit. Pour ma part, je ne doute pas que mes grands parents aient été conscients de leur place dans l’Europe de 1900. Mais je n’ai évidemment et malheureusement aucune preuve à te produire.
Voyage
Très intéressant la vie de tes ancêtres…….on se laisse emporter dans un tourbillon et on voyage avec eux.
Merci……
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