« Trois conversations avec un robot | Téléscope spatial James-Webb : lancement » |
Les voyages de Judita et Adam
Adam, Georg, Janos et Michal étaient en route pour le pays de cocagne où ils auraient un travail bien payé et d'où ils pourraient enfin faire vivre leurs familles. Le voyage en train avait duré deux longues journées. Le plus long finalement, ou plutôt le plus lent, avait été de rejoindre Vienne. Là, on leur avait donné un morceau de pain et un bout de fromage dur pour la durée du voyage et on les avait guidés pour trouver le train qui allait être le leur pour continuer. "Il paraît que dans certaines voitures on ne peut pas s'asseoir. Si ça se trouve, ça sera notre cas." avait prédit Michal. Par chance leur voiture avait des sièges. Ensuite, cela n'avait été qu'une succession de moments plus ou moins ennuyeux. On parlait peu. On avait froid. Avec la buée des respirations, des arabesques de givre se formaient sur les vitres. Il y avait peu à voir. On somnolait. Après avoir gratté la glace sur la fenêtre près de lui, Adam avait remarqué "La vitesse à laquelle les arbres défilent au bord de la voie est incroyable. Cela me donne le tournis". Georg avait grommelé "Moi, c'est ce bruit continu : tak-tek, tak-tek, tak-tek ... qui va me rendre fou". "Ça ne serait pas plutôt : tek-ak, tek-tak, tek-tak ?" plaisanta Michal.
De temps en temps la monotonie était rompue par un arrêt dans une gare. La machine qui tirait les voitures, un engin fumant et crachant, avait besoin sans doute de combustible ou d'eau. Parfois même, lors d'arrêts qui se prolongeaient, des sursauts brusques des voitures, accompagnés du cliquetis des attelages, sortaient les passagers de leur torpeur. La première fois, on gratte les vitres et on cherche à savoir. Des habitués, probablement germaniques, expliquent avec des gestes. On finit par comprendre, mais pas tout. Pour des raisons qui restent mystérieuses, une nouvelle machine vient d'être attelée au convoi. Lors de ces arrêts, le train embarquait également d'autres passagers. Ceux-là n'étaient pas des pauvres migrants slovaques. Tous ne montaient pas dans les voitures de tête, en troisième classe. On voyait des voyageurs, sans doute fortunés, qui gagnaient l'arrière du convoi, loin de la machine puante. Ils croisaient ceux qui en profitaient pour descendre sur le quai et acheter des boissons ou des fruits à des marchands ambulants. Pour Adam et ses camarades il n'était pas question de descendre avant la destination finale. Ils craignaient trop que le train ne reparte sans eux. De toute façon, ils n'avaient pas les moyens nécessaires pour acheter quoi que ce soit. Ils se contentaient d'écarquiller les yeux pour ne rien rater des spectacles s'offrant à eux sur les quais à travers le givre des vitres .
Tout était nouveau. tout était sujet d'étonnement et parfois de crainte. Une fois, dans l'impressionnante gare de Frankfurt-am-Main, au coeur de l'Empire allemand, le train repartit en sens inverse. Cela inquiéta nos voyageurs. Mais finalement cette inquiétude se révéla sans fondement, la gare était simplement un cul-de-sac et le voyage se poursuivit bien jusqu'à Anvers.
Adam et ses compagnons avaient reçu des consignes lors du départ. "Pendant le voyage, ne confiez votre ticket à personne; vous pourriez vous le faire voler ! Votre destination est le port et le bâtiment de la Red Star Line où vous serez pris en charge. Lors de l'interrogatoire d'enregistrement, dites bien que vous avez de l'argent, au moins 5 dollars.". Le gouvernement belge, soucieux de sa souveraineté, ne souhaitait pas effectuer des contrôles pour le compte des États-Unis. C'est la compagnie qui doit se plier aux exigences des autorités américaines en faisant subir un interrogatoire standard à tous les migrants. Les réponses aux questions sont consignées dans le registre des passagers du navire à bord duquel la traversée s'effectue. Le registre sera ensuite remis aux autorités d'immigration du port d'arrivée où un nouveau contrôle aura lieu.
aujourdh'ui un musée retraçant notamment l'histoire des migrants.
Adam et ses compagnons sont surpris par la foule à laquelle ils se trouvent réunis dans la gigantesque salle d'attente d'un bâtiment en briques rouges. Ils sont des centaines, majoritairement des hommes, mais aussi des femmes avec des enfants. En attendant d'être interrogé il faut faire la queue dans un brouhaha de murmures, d'éclats de voix et de pleurs d'enfants. Les quatre camarades de route s'efforcent de rester groupés en dépit des bousculades inévitables, les pieds se prenant dans les maigres bagages que chacun traîne avec lui. Georg Slavik est devant, suivi par Adam et par Michal Mednanszki de Stara-Tura, le village voisin de Lubina. Janos Holy est un peu en arrière, devancé par un groupe de quatre autres slovaques avec lesquels il avait engagé une discussion. La queue progresse lentement. Quand c'est sont tour, Adam doit répondre à une multitude de questions posées dans une langue slave mais avec un fort accent étranger. Une véritable inquisition. Il ne se sent pas très à l'aise.
- Oui, je suis marié. Ma femme est restée au pays.
- Je suis un paysan. Oui, un fermier si vous voulez.
- Je sais lire. Oui, je sais aussi écrire.
- Ma nationalité ? Je suis slovaque.
- Oui, c'est ça, hongrois, si vous voulez...
- Je viens de Lubina en Slovaquie.
- Oui, c'est ça, en Haute-Hongrie, si vous voulez...
- Je vais à Saint-Louis dans le Missouri.
- Oui, j'ai mon billet de train pour y aller.
- C'est moi qui a payé mon passage.
- Non, je n'ai pas 50 dollars. J'en ai 5... non 4.
- Non, je ne suis jamais venu aux États-Unis avant.
- Je vais rejoindre un ami.
- Daniel Slavik.
- Il habite 2015 rue Menard, à Saint-Louis au Missouri.
- Non, je n'ai jamais été en prison.
- Non. Je n'ai qu'une seule femme.
- Je ne suis pas anarchiste. Je ne m'occup... pardon ?
- Je ne suis pas malade non plus et je ne suis pas fou.
- Oui. Tout va bien. Mes bras et mes jambes fonctionnent.
Les passagers de troisième classe sont soumis en outre à un parcours particulier. D'abord ils doivent laisser leurs sacs dans une pièce où ils sont stérilisés à la vapeur. Puis ils prennent une longue douche avec du vinaigre et de la benzine pour se nettoyer et éliminer les poux. Enfin, une volée de marches les conduit devant un médecin qui vérifie leurs déclarations concernant la santé. Pour être accepté aux Etats-Unis, il faut être en bonne santé, sinon on est refoulé. Un contrôle tout aussi sévère est fait également à l'arrivée, mais la compagnie maritime applique avec zèle les consignes des américains de façon à minimiser le risque de devoir rapatrier un trop grand nombre de "refusés". Pour Adam et ses compagnons de voyage, tout va bien. Ils vont pouvoir embarquer.
En complément on peut lire la page par Antoine Resche , « La traversée des migrants européens à destination des États-Unis (1880-1925) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne : clic] (*)
Appréciation, question, commentaire ? Réagir=(clic) - merci.
19 commentaires
Hâte de lire la suite de cette comédie romantique: c’est mon côté midinette ! mais belle découverte des mœurs et du Folklore de la région et de l’époque.
Merci, Jacques, pour cette biographie vivante, qui m’a rendu presque présent auprès de ces personnes qui me sont inconnues. Tu as de très bons souvenirs d’enfance: cette exploration d’armoire a dû te marquer. Dommage pour la destruction de cette jolie robe de mariée!
Je me rappelle aussi que tu m’as dit, il y a quelques années, les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?
Merci, enfin je vais connaître un peu l’histoire de Maman. Déjà j’ai appris l’histoire de la robe de mariée
Je me souviens de cette armoire située dans la petite chambre toute en longueur côté droit de la maison en bois.
Une armoire immense dans mon souvenir, en bois verni de couleur sombre mais pas d’y avoir fouiné. Elle était toujours fermée.
C’est une véritable épopée que tu nous contes là !
Jacques Laschet disait : “tu m’as dit […] les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?”
________
Ma réponse : Les pages que je publie sont justement des éléments de ma généalogie maternelle. Les registres des églises de Slovaquie ont été numérisés et mis en ligne par les Mormons. Comme tu peux voir, j’ai trouvé les actes de mes grands-parents Judita et Adam, ainsi que des traces écrites de leurs déplacements (voir dans la suite). Pour les générations plus anciennes, cela se complique à cause du manque de précision des infos des registres : diminutifs au lieu des prénoms, changement de la graphie quand le scripteur change, passage du slovaque au hongrois puis au latin… Mais globalement, je suis certain de l’origine paysanne pauvre de ma famille du côté maternel. C’est tout à fait “raccord” avec l’origine paysanne pauvre de ma famille bas-normande du côté paternel.
Merci, Jacques, pour ta réponse. Pour mes propres recherches généalogiques au niveau des registres paroissiaux je rencontre, comme toi, de nombreux obstacles: manque de détail sur l’identité et les origines des parents, homonymie, langues, graphies etc. Le registre de l’état civil a été mis en place dans ma région natale vers 1796, faisant suite au rattachement en 1794 à la République Française, ce qui a bien réduit la plupart des difficultés, même si au début il demeure encore des imprécisions, comme l’âge estimé sur acte, voire parfois des erreurs d’identité, qui iront en diminuant dans la seconde moitié du 19ème.
De mon point de vue, non plus, aucune branche ne mérite d’être négligée, qu’elle soit maternelle ou paysanne pauvre. Ces petites gens qui nous ont précédé gagnent tous à être connus autant que possible, puisqu’ils sont les racines de ce que nous sommes… Et donc je constate que tu fais un travail très approfondi dans ce cadre, un exemple à imiter!
Si je comprends bien le système ressemble à de l’esclavage consenti !
À propos des voyages en train…
La gare d’Anvers-Central est une merveille architecturale, que j’ai visitée plusieurs fois. Mais ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!
Moi qui n’ai jamais posé les pieds sur le continent américain, je suis admirative de ces migrants qui ont eu l’audace et l’énergie nécessaires pour traverser toutes ces épreuves à l’époque (d’autres migrants ont le même courage aujourd’hui avec souvent des drames à la clé).
Bonjour.
Jean-Claude a écrit “… le système ressemble à de l’esclavage consenti". Ma réponse : Je ne vois pas bien à quel système tu penses ? S’il s’agit du “système” qui consiste à faire venir des migrants pour travailler, alors j’entrevois deux réponses possibles : 1/ nos pauvres paysans consentent à émigrer contre la garantie d’un salaire décent et on peut considérer que le travail les libère. 2/ comme tous les ouvriers, ces migrants ne choisissent pas vraiment leur travail, mais par nécessité ils louent leurs bras à un employeur qui fixe les règle. En ce sens, le travail les asservit.
Jacques Laschet a écrit : “… ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!". Ma réponse : Si tu t’inquiètes pour la réputation de ton pays, je te rassure, comme je le précise ces traitements sont délivrés sous la responsabilité des compagnies maritimes à la demande des autorités américaines. Le gouvernement belge a refusé de s’en mêler. Plus généralement, tout ce que je rapporte provient de sources que je considère fiables. En l’occurrence, ta remarque m’a conduit à corriger le terme “benzène” en *benzine* (ce n’est pas la même chose). Il est possible que l’auteur initial (anglophone) n’ait eu qu’une connaissance sommaire de la chimie (ou de l’orthographe) ? Quant au vinaigre, je ne vois rien de choquant. Quand j’étais enfant (écolier), ma mère me rinçait la tête au vinaigre.
Merci, Jacques pour ces précisions. Loin de moi de mettre en cause tes sources. Mais, comme toi, je pense qu’il y a une mauvaise traduction. En allemand Benzin=essence, et en néerlandais, benzin=benzine et benzine=essence. Dans tous les cas il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures de type alcane, et pas du tout l’hydrocarbure aromatique (au sens chimique) benzène qui est beaucoup plus toxique et très cancérogène. De nos jours l’huile de paraffine est encore utilisée, avec d’autres produits, comme anti-pou. En revanche, je n’ai rien à redire sur l’usage du vinaigre en friction.
Hello frère, merci pour le souvenir de ce voyage épique [en page 6, note de l’admin], mais tu as oublié de parler des nombreuses crevaisons subies durant le trajet où notre oncle y est allé de la rustine et de la pompe pour réparer ces ennuis. Car à cette époque pas de station service à l’horizon.
Coucou, et bien cette fois ci les larmes me sont venues en entendant la chanson tece voda tece. Je revois maman me la chanter.
Merci impatient de lire la suite. Un voile d’ombre se leve enfin sur l histoire américaine de la famille.
Je partagerai avec les petits.
Bise
Toujours aussi passionnant et très documenté; merci.
Merci pour ce nouveau chapitre. Juste un commentaire il est difficile de parler d’identité nationale slovaque dans le contexte pré WWI - le concept d’empire était très mouvant et je ne suis pas sûr que mes arrières grand-parents ayent fait la distinction entre ce qui est aujourd’hui la Slovaquie, l’Ukraine de l’ouest ou même la Hongrie. Il en est de même pour le terme slave qui englobe les russes et les slaves du sud (serbes croates etc)… À voir la dénomination exacte que tu as retrouvée dans les courriers originaux.
Merci Gregory pour ta lecture critique. Je ne pensais pas avoir parlé d’identité *nationale* slovaque. J’ai relu rapidement les pages publiées et je n’ai pas trouvé d’endroit où j’ai pu “déraper” ? J’ai prévu de tenter de justifier ce que j’ai raconté jusqu’ici, dans la dernière page (à paraître), mais tes remarques me font un peu anticiper. Je n’ai pour source familiale rien d’autre qu’un livre de messe que j’ai présenté ailleurs dans la partie “Généalogie” de ce site. Ses pages de garde n’apportent que des dates de naissance manuscrites et quelques enluminures. Dans les pages 4, 5 et 7 de la présente publication je montre des extraits des registres d’immigration aux USA qui stipulent que nos aïeuls Judita et Adam sont de nationalité hongroise et de “race” ou ethnie slovaque. Je me suis appuyé sur ces faits pour leur “inventer” un état d’esprit. Pour ma part, je ne doute pas que mes grands parents aient été conscients de leur place dans l’Europe de 1900. Mais je n’ai évidemment et malheureusement aucune preuve à te produire.
Voyage
Très intéressant la vie de tes ancêtres…….on se laisse emporter dans un tourbillon et on voyage avec eux.
Merci……
Formulaire en cours de chargement...