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Les voyages de Judita et Adam
Quand son voyage, pour aller voir Adam en Amérique, a été décidé, au printemps 1906, Judita s'est rapprochée d'un groupe, qui s'est constitué à Lubina, pour aller retrouver un proche - mari, cousin ou ami - qui a déjà émigré au Nouveau Monde. Elle récapitule. Il y aura : Juro, les quatre Martin, les deux Katarina ainsi que Eva et son enfant, qui feront le voyage avec elle. Tous sont de Lubina, comme elle, tous ont entre 24 et 30 ans. Le recruteur qui s'occupe de la région se frotte les mains. De proche en proche, il va finir par expédier aux États-Unis tout ce que le village compte de forces vives.
Judita rejoint le port d'Anvers, en Belgique, d'où elle va embarquer pour les États-Unis. Elle s'y rend par le train, comme Adam l'a fait il y a un an et demi, avant Noël 1904. Le détail de son itinéraire terrestre est le même que celui qu'Adam a suivi précédemment (*).
Sont inchangés également, avant l'embarquement, les interminables protocoles des contrôles sanitaires ou administratifs qu'Adam lui a décrits. Mais pour Judita c'est cependant tout de même une découverte de chaque instant, parfois angoissante. On apprend à travers les informations qui sont, comme pour son mari, consignée dans le registre des passagers, que le navire à bord duquel elle fait la traversée s'appelle aussi le S.S. Rhynland.
Quand Judita voyage à son bord en mai et juin 1906, le bateau est déjà vieux et usé. Il effectue sa dernière traversée justement pour le voyage de Judita au départ d'Anvers, en Belgique. C'est bien le même bateau qui a déjà emporté Adam à Philadelphie, mais cette année il est affecté à une ligne Anvers - New-york. Il embarque toujours mille passagers de troisième classe. Sa vitesse ne s'est pas améliorée, sa machine ayant vieilli. Avec ses 14 noeuds au grand maximum, il lui faut toujours environ deux semaines pour effectuer la traversée. Le navire quitte Anvers le mardi 22 mai 1906 et après une escale à Douvres, en Angleterre, pour l'embarquement d'autres passagers, il traverse l'Atlantique nord. Il arrive le mardi 5 juin à New-York, aux États-Unis. La traversée a duré 15 longs jours dans des conditions de confort et d'hygiène plus que minimales comme toujours à bord de ce vieux navire. Par chance le temps n'était pas mauvais en ce printemps 1906. Les passagers n'ont finalement eu à souffrir que d'un mal de mer "banal". Mais quel soulagement de passer enfin sous la Statue de la Liberté !
L'arrivée à Ellis Island en douze photos d'époque (plus une).
Le voyage n'est pas terminé au moment où les migrants posent le pied sur la terre américaine à Ellis Island. Le parcours administratif va prendre encore plusieurs heures. La patience est la première des vertus exigée des nouveaux arrivants. Les photos ci-dessous, toutes prises au début des années 1900, illustrent quelques unes des étapes finales des formalités d'immigration telles qu'elles étaient instituées à Ellis Island (cliquer sur une photo pour l'agrandir).
2- Bien épingler sa carte d'enregistrement sur son vêtement.
3- Débarquer enfin à Ellis-Island et fouler le sol américain.
4- Être si nombreux à vouloir immigrer, attendre, encore.
2- Croiser trois femmes slovaques candidates à l'immigration.
3- Se serrer dans la grande salle en attendant d'être contrôlés.
4- Subir à nouveau l'interrogatoire.
C'est maintenant le tour de Judita.
- Oui, je suis mariée, mon mari est...
- Euh, non je n'ai pas de profession.
- Bien sûr je sais lire et je sais écrire aussi.
- Ma nationalité ? Je suis slovaque.
- Ce n'est pas une nationalité, c'est une ethnie ? Hongroise, alors.
- Je viens de Lubina en Slovaquie.
- Oui, c'est ça en Haute-Hongrie.
- Je vais à Saint-Louis dans le Missouri.
- Oui, oui, j'ai mon billet pour y aller.
- Ben, c'est moi qui a payé mon passage.
- Non, je n'ai pas 50 dollars. Je n'en ai que 9.
- Non, je ne suis jamais venue aux États-Unis avant. C'est la première fois.
- Je vais rejoindre mon mari.
- Adam.
- Il habite 11ème rue, au 1701 S. à Saint-Louis au Missouri.
- Non, je n'ai jamais été en prison.
- Polygame ?
- Ah non, mon mari n'a pas plusieurs femmes.
- Non, pas anarchiste non plus.
- Je ne suis pas malade. Ni du corps ni de la tête.
- Handicap ?
- Oui. Tout va bien, je n'ai pas de défaut caché.
La suite des formalités est encore une fois un long moment de stress où la patience est mise à rude épreuve.
2- Être dans les prochains pour l'examen médical et attendre.
3- Être examiné par les médecins de l'immigration.
4- Être acceptés et libres enfin d'entrer dans New-York.
de son arrière-grand-mère.
Judita a de nouveau répondu à toutes les questions. Le registre des passagers a été validé et les informations principales reportées dans le registre d'immigration. On y apprend que Judita a 27 ans, ce qui, en 1906, signifie qu'elle est née en 1879. Ce renseignement m'a aidé à réduire mon champ de recherche pour retrouver son acte de naissance dans les registres paroissiaux de Lubina. Mais ce n'est pas tout. Le registre nous livre également une série d'autres informations sur Judita à travers ses réponses au questionnaire d'immigration reproduit ci-dessous.
Comme on le sait, Judita ne voyage pas seule. Le registre des passagers en témoigne. Les slovaques de Lubina ont été enregistrés en groupe. Ils se rendent presque tous à la même adresse : 1701, 11ème rue Sud à Saint-Louis, Missouri. Tiens ? Adam et ses compagnons logent maintenant à une nouvelle adresse. Outre Judita (27 ans) qui rejoint son mari Adam, on trouve Martin Stepanovics (23 ans) qui rejoint son ami Janos Stepanovics, Juro Kovacsevics (24 ans) qui rejoint son ami Janos Stepanovics, Katarina Stepanovics (24 ans) qui rejoint son frère Janos Stepanovics, Martin Sernanek (26 ans) qui rejoint son ami Johann Stepanovics, Katarina Frusik (24 ans) qui rejoint son cousin Johann Stepanovics. De son côté, Eva Majkas (32 ans), avec son enfant Martin Majkas, rejoint son mari John Majkas demeurant 1852 S. 9ème rue à Saint-Louis; elle est accompagnée de Martin Vojsek (25 ans) qui rejoint son beau-frère John Majkas. Martin Mraz (24 ans) rejoint, quant à lui, son ami Johann Masracovics à Long-Island (New-York).
Il reste une dernière étape à parcourir, les quelque 1600 km environ qui séparent New-York de Saint-Louis. Le voyage étant organisé sous les auspices de la même agence qui a fait voyager les premiers arrivés, le trajet est le même. La seule différence est qu'au trajet emprunté par Adam et ses compagnons, s'ajoute une étape New-York - Philadelphie qui permet de rejoindre le réseau de la compagnie Philapdelphie Railroad (PRR). Cette fois, le parcours évitera aussi le détour par Baltimore. Au total ce sont tout de même plus de deux jours pleins de voyage qui seront nécessaires.
Précédemment, en 1904, Adam, Georg, Janos, Johann et avant eux Daniel, tous de Lubina, ou Michal et avant lui Martin, de Stara Tura, sont allés à Saint-Louis pour travailler au démontage des constructions temporaires de l'Exposition Universelle de 1904 (3). En cette année 1906, les femmes rejoignent leurs époux et les amis et proches des premiers arrivés viennent à leur tour tenter l'aventure américaine.
Quand Judita arrive à Saint-Louis, les travaux pour lesquels Adam y est venu sont terminés. il ne reste rien de l'Exposition pour l'achat de la Louisiane (*), comme l'ont appelée les organisateurs. La quasi totalité des constructions provisoires a déjà été démontée. Judita comprend que, pour Adam, la question est maintenant faire le bon choix : rester en Amérique ou revenir au pays.
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19 commentaires
Hâte de lire la suite de cette comédie romantique: c’est mon côté midinette ! mais belle découverte des mœurs et du Folklore de la région et de l’époque.
Merci, Jacques, pour cette biographie vivante, qui m’a rendu presque présent auprès de ces personnes qui me sont inconnues. Tu as de très bons souvenirs d’enfance: cette exploration d’armoire a dû te marquer. Dommage pour la destruction de cette jolie robe de mariée!
Je me rappelle aussi que tu m’as dit, il y a quelques années, les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?
Merci, enfin je vais connaître un peu l’histoire de Maman. Déjà j’ai appris l’histoire de la robe de mariée
Je me souviens de cette armoire située dans la petite chambre toute en longueur côté droit de la maison en bois.
Une armoire immense dans mon souvenir, en bois verni de couleur sombre mais pas d’y avoir fouiné. Elle était toujours fermée.
C’est une véritable épopée que tu nous contes là !
Jacques Laschet disait : “tu m’as dit […] les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?”
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Ma réponse : Les pages que je publie sont justement des éléments de ma généalogie maternelle. Les registres des églises de Slovaquie ont été numérisés et mis en ligne par les Mormons. Comme tu peux voir, j’ai trouvé les actes de mes grands-parents Judita et Adam, ainsi que des traces écrites de leurs déplacements (voir dans la suite). Pour les générations plus anciennes, cela se complique à cause du manque de précision des infos des registres : diminutifs au lieu des prénoms, changement de la graphie quand le scripteur change, passage du slovaque au hongrois puis au latin… Mais globalement, je suis certain de l’origine paysanne pauvre de ma famille du côté maternel. C’est tout à fait “raccord” avec l’origine paysanne pauvre de ma famille bas-normande du côté paternel.
Merci, Jacques, pour ta réponse. Pour mes propres recherches généalogiques au niveau des registres paroissiaux je rencontre, comme toi, de nombreux obstacles: manque de détail sur l’identité et les origines des parents, homonymie, langues, graphies etc. Le registre de l’état civil a été mis en place dans ma région natale vers 1796, faisant suite au rattachement en 1794 à la République Française, ce qui a bien réduit la plupart des difficultés, même si au début il demeure encore des imprécisions, comme l’âge estimé sur acte, voire parfois des erreurs d’identité, qui iront en diminuant dans la seconde moitié du 19ème.
De mon point de vue, non plus, aucune branche ne mérite d’être négligée, qu’elle soit maternelle ou paysanne pauvre. Ces petites gens qui nous ont précédé gagnent tous à être connus autant que possible, puisqu’ils sont les racines de ce que nous sommes… Et donc je constate que tu fais un travail très approfondi dans ce cadre, un exemple à imiter!
Si je comprends bien le système ressemble à de l’esclavage consenti !
À propos des voyages en train…
La gare d’Anvers-Central est une merveille architecturale, que j’ai visitée plusieurs fois. Mais ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!
Moi qui n’ai jamais posé les pieds sur le continent américain, je suis admirative de ces migrants qui ont eu l’audace et l’énergie nécessaires pour traverser toutes ces épreuves à l’époque (d’autres migrants ont le même courage aujourd’hui avec souvent des drames à la clé).
Bonjour.
Jean-Claude a écrit “… le système ressemble à de l’esclavage consenti". Ma réponse : Je ne vois pas bien à quel système tu penses ? S’il s’agit du “système” qui consiste à faire venir des migrants pour travailler, alors j’entrevois deux réponses possibles : 1/ nos pauvres paysans consentent à émigrer contre la garantie d’un salaire décent et on peut considérer que le travail les libère. 2/ comme tous les ouvriers, ces migrants ne choisissent pas vraiment leur travail, mais par nécessité ils louent leurs bras à un employeur qui fixe les règle. En ce sens, le travail les asservit.
Jacques Laschet a écrit : “… ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!". Ma réponse : Si tu t’inquiètes pour la réputation de ton pays, je te rassure, comme je le précise ces traitements sont délivrés sous la responsabilité des compagnies maritimes à la demande des autorités américaines. Le gouvernement belge a refusé de s’en mêler. Plus généralement, tout ce que je rapporte provient de sources que je considère fiables. En l’occurrence, ta remarque m’a conduit à corriger le terme “benzène” en *benzine* (ce n’est pas la même chose). Il est possible que l’auteur initial (anglophone) n’ait eu qu’une connaissance sommaire de la chimie (ou de l’orthographe) ? Quant au vinaigre, je ne vois rien de choquant. Quand j’étais enfant (écolier), ma mère me rinçait la tête au vinaigre.
Merci, Jacques pour ces précisions. Loin de moi de mettre en cause tes sources. Mais, comme toi, je pense qu’il y a une mauvaise traduction. En allemand Benzin=essence, et en néerlandais, benzin=benzine et benzine=essence. Dans tous les cas il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures de type alcane, et pas du tout l’hydrocarbure aromatique (au sens chimique) benzène qui est beaucoup plus toxique et très cancérogène. De nos jours l’huile de paraffine est encore utilisée, avec d’autres produits, comme anti-pou. En revanche, je n’ai rien à redire sur l’usage du vinaigre en friction.
Hello frère, merci pour le souvenir de ce voyage épique [en page 6, note de l’admin], mais tu as oublié de parler des nombreuses crevaisons subies durant le trajet où notre oncle y est allé de la rustine et de la pompe pour réparer ces ennuis. Car à cette époque pas de station service à l’horizon.
Coucou, et bien cette fois ci les larmes me sont venues en entendant la chanson tece voda tece. Je revois maman me la chanter.
Merci impatient de lire la suite. Un voile d’ombre se leve enfin sur l histoire américaine de la famille.
Je partagerai avec les petits.
Bise
Toujours aussi passionnant et très documenté; merci.
Merci pour ce nouveau chapitre. Juste un commentaire il est difficile de parler d’identité nationale slovaque dans le contexte pré WWI - le concept d’empire était très mouvant et je ne suis pas sûr que mes arrières grand-parents ayent fait la distinction entre ce qui est aujourd’hui la Slovaquie, l’Ukraine de l’ouest ou même la Hongrie. Il en est de même pour le terme slave qui englobe les russes et les slaves du sud (serbes croates etc)… À voir la dénomination exacte que tu as retrouvée dans les courriers originaux.
Merci Gregory pour ta lecture critique. Je ne pensais pas avoir parlé d’identité *nationale* slovaque. J’ai relu rapidement les pages publiées et je n’ai pas trouvé d’endroit où j’ai pu “déraper” ? J’ai prévu de tenter de justifier ce que j’ai raconté jusqu’ici, dans la dernière page (à paraître), mais tes remarques me font un peu anticiper. Je n’ai pour source familiale rien d’autre qu’un livre de messe que j’ai présenté ailleurs dans la partie “Généalogie” de ce site. Ses pages de garde n’apportent que des dates de naissance manuscrites et quelques enluminures. Dans les pages 4, 5 et 7 de la présente publication je montre des extraits des registres d’immigration aux USA qui stipulent que nos aïeuls Judita et Adam sont de nationalité hongroise et de “race” ou ethnie slovaque. Je me suis appuyé sur ces faits pour leur “inventer” un état d’esprit. Pour ma part, je ne doute pas que mes grands parents aient été conscients de leur place dans l’Europe de 1900. Mais je n’ai évidemment et malheureusement aucune preuve à te produire.
Voyage
Très intéressant la vie de tes ancêtres…….on se laisse emporter dans un tourbillon et on voyage avec eux.
Merci……
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