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Les voyages de Judita et Adam
Judita n'a pas encore vingt ans lorsque, à la fin de 1898, elle épouse Adam, âgé, lui, de vingt-trois ans. Leurs deux familles vivent dans le village de Lubina, situé un peu à l'écart, dans une vallée au milieu des collines slovaques. Lors du recensement de 1869, le village comptait environ quatre cent soixante-dix familles et totalisait autour de deux mille habitants. Mais en cette fin de siècle, trente ans plus tard, ce nombre s'est amoindri à cause, comme on verra, de la forte émigration qui touche les populations slovaques. Aujourd'hui, en 2020, la population de Lubina est d'environ mille cinq cents habitants.
Les collines qui entourent Lubina constituent le versant Sud-Est des Carpates blanches en Slovaquie. Cette portion des Carpates est dite blanche à cause de la couleur claire de la roche calcaire, la dolomie, dont elle est constituée. Ces petites montagnes culminent entre sept cent cinquante et neuf cents mètres d'altitude et forment une frontière naturelle au Nord-Ouest avec la Moravie. Cette frontière est, à l'époque, celle qui sépare le royaume de Hongrie, auquel le village appartient, de celui d'Autriche. Aujourd'hui, elle sépare la Slovaquie de la Tchéquie. La ville la plus proche, Nové-Mesto-nad-Váhom, est une ville moyenne de la région de Trenčín. Elle est plus bas dans la vallée de la Váh, à un peu plus de deux heures de marche, soit une dizaine de kilomètres, de Lubina. La Váh est une rivière qui prend sa source au Nord du pays, près de la Pologne, dans une autre portion de l'arc carpatique, les Basses Tatras. Elle rejoint au Sud le cours du Danube, face à la Hongrie.
C'est sans doute pour respecter une "tradition" que le brave Adam s'est procuré une edelweiss pour l'offrir à sa promise le jour de leur mariage et ainsi l'assurer de son amour qu'il voudrait certainement éternel. Est-il allé jusque dans les Hautes-Tatras pour la cueillir ? Cela reste son secret. La "tradition" en question est relativement récente à l'époque, puisqu'elle date seulement d'une quarantaine d'années. Mais, promue par les tout jeunes clubs d'alpinisme, elle a connu rapidement une grande popularité (*) [?].
Judita mettra soigneusement ce porte-bonheur à l'abri dans son livre de messe entre les pages 224 et 225, titrées "Le Sang du Seigneur".
Comme le veut également la coutume, Judita et Adam ont, longtemps à l'avance, préparé leurs costumes de mariage. La future épouse a notamment, avec l'aide de ses proches qui lui ont transmis les bonnes pratiques, et en respectant la tradition du village, brodé et décoré avec soin sa robe de mariée et sa coiffe. Le respect de la tradition du village est essentiel, car chaque village possède son propre style de costume (*).
En décrivant cette préparation de mariage, me revient à l'esprit un souvenir, ou peut-être une combinaison de plusieurs, qui donne à mon humeur une coloration morose irisée de culpabilité. Je comprends aujourd'hui, a posteriori, le chagrin, et sans doute même la détresse, de ma mère, fille cadette de Judita et Adam, lorsqu' elle a découvert son enfant, assis par terre devant le tiroir ouvert du bas de l'armoire du beau-père, et qui en avait extrait un vêtement dont il s'appliquait à enlever les ornements faits de petits morceaux de miroir enchassés dans la frange du tissus.
J'avais quelque cinq ou six ans et j'étais venu explorer cette mystérieuse chambre de mon grand-père paternel, toujours fermée depuis que son occupant avait rejoint la maison de retraite des diffuseurs de presse à Compiègne. La chambre de grand-père était dans une dépendance située dans la cour à l'arrière de notre maison. La porte vitrée de l'entrée de ce logis d'appoint était agréablement protégée du soleil d'été par une treille, des raisins de laquelle mon père avait, au moins une fois, essayé d'obtenir une piquette.
Pour rejoindre la chambre, on devait traverser une petite pièce à vivre dont le meuble principal, le long du mur sur le côté droit, était une imposante cuisinière à bois et charbon, en fonte, qu'il m'était interdit de toucher : "Ne t'approche pas, ça brûle !". Depuis le départ du vieux, ma mère l'utilisait pour chauffer l'eau pour la lessive, qu'elle faisait à l'extérieur dans une grande bassine en fer galvanisé posée sur une caisse en bois. Je passai donc à distance respectueuse du farouche dragon, hors de portée du tisonnier qui pendait devant son tablier. Des relents persistants de cendre froide me titillèrent les narines.
L'armoire, située dans l'ombre du coin à gauche de la porte d'entrée de la chambre, se montra peu coopérative, mais une fois ouverte, libéra une bouffée d'odeurs mêlées, de poussière, de cire, de naphtaline, et une autre, quelque-chose comme du goménol, produit que je connaissais pour en avoir reçu dans les oreilles pour soigner une otite. L'étagère du haut ne semblait accueillir que du linge. De toute façon mes bras étaient trop courts pour l'atteindre. Le bas s'avéra, en revanche, riche en trésors. Ma curiosité se porta d'abord sur une sacoche couchée sur le fond, sous des vêtement pendus sur leurs cintres. Elle ne contenait que deux tiges de bois, de couleur claire. Un peu décevant. À travers la toile, j'avais imaginé une épée. Les deux tiges à la surface lisse, très douce au toucher. semblaient pouvoir s'assembler bout à bout, mais encore une fois j'avais les bras trop courts et trop faibles, pour y parvenir. Un des deux morceaux, plus gros et plus lourd que l'autre, se terminait par une sorte de poignée de couleur marron foncé, parée de triangles de nacre. Quel pouvait bien être l'usage de ces objets ? À ce moment je ne savais pas ce qu'étaient ni une queue de billard, ni ce petit cube bleu tombé de la sacoche. Toujours au fond de l'armoire, sur le côté gauche, un chiffon jaune enveloppait partiellement un tube en métal brillant, recourbé aux deux bouts. Une de ses extrémités, plus large que l'autre, faisait un coude en s'évasant et s'ouvrait vers le haut suffisamment pour que je puisse y faire entrer ma main. Ce tuyau avait en plus des tiges bizarres et des sortes de bouchons plats tout le long. Sans intérêt. Dans l'autre coin, un accordéon de couleur noire et ses boutons alignés dans une plaque de métal brillant, luisait sombrement. Sans doute était-ce celui de mon frère aîné que j'avais vu prendre des cours particuliers, à la maison, il y avait déjà quelques temps. Trop lourd pour que je le bouge. Aucun son ne se produisant quand je tapotais les boutons, je décidai de l'ignorer.
Le tiroir du bas de l'armoire me résista plus longtemps que la porte, mais je réussis à l'ouvrir. Un exploit dont je fus fier. Je m'intéressai un instant à une paire de bottines en cuir ouvragé. Je n'avais jamais vu grand-père qu'avec des chaussons aux pieds. D'autre part, ces bottines étaient trop petites, et surtout trop belles, pour appartenir à l'un de mes frères aînés, et encore moins à mon père qui, lui, portait toujours des sabots. Elles ne pouvaient être qu'à maman. Je les essayai. Trop grandes, bien sûr. Outre ces chaussures, le tiroir ne contenait qu'un morceau de tissu sombre et velouté, décoré de bandes colorées, dans lesquelles de magnifiques morceaux de miroir incrustés me faisaient de l'oeil, ou me souriaient, selon l'angle. Ils m'invitaient à les extraire, c'était certain. En toute innocence, j'entrepris de détruire le costume de mariée, dont les bottines étaient sans doute le complément, que, quelque vingt-deux ans plus tôt, ma mère avait emporté dans son bagage de petite migrante de quinze ans, et qu'elle avait remisé à cet endroit justement pour, espérait-elle sans doute, le mettre à l'abri. Tout occupé à mon exploration, je n'avais pas entendu les appels de ma mère qui me cherchait. J'ai encore en mémoire l'instant où, des larmes dans les yeux, elle m'a arraché le vêtement des mains, ainsi que l'odeur de la naphtaline qui en émanait. Le visage de ma mère m'avait fait peur et j'ai peut-être pleuré, mais je ne me souviens pas avoir été grondé.
Judita et Adam ont terminé les préparatifs de leur mariage. Le jour dit, le jeudi vingt-quatre novembre, dans un cérémonial joyeux ponctué de chants, les femmes ont habillé et coiffé la mariée. Elle n'aura pas froid, c'est sûr, avec tous les jupons et blouses superposées. Le mariage est un évènement. Une bonne partie du village est en fête. Le village est une grande famille ! Malgré le froid et la neige, on défile en cortège musical et en costumes, dans la rue principale, jusqu'à l'église au clocher à bulbe. (*)
Le prêtre fait son office en latin, recueille les consentements et confirme l'union. Plus tard il remplira consciencieusement la ligne 32, l'avant dernière pour l'année 1898, du registre des mariages rédigé désormais en slovaque et non plus en hongrois (*).
Lecture de la ligne 32 du registre des mariages du dix-neuvième siècle, de l'église évangélique locale, rédigé en slovaque (*). Page de gauche : Adam est le fils de Adam Miškar, qui est un petit exploitant agricole, et de Katarina Evinich. Son foyer est à Lubina. Son âge est 23 ans. Page de droite : Judita est la fille de Daniel Miškar, qui est tonnelier, et de Anna Litvanec. Son foyer est à Lubina. Son âge est 19 ans. Les témoins sont Jiri Bukatovic et Martin Miškar. Mes recherches dans les actes de naissance, pour Judita et pour Adam, n'ont donné, avec les âges indiqués, qu'une seule possibilité pour chacun, confirmant les parents. Sauf erreur de lecture de ma part, ou sauf erreur de rédaction du prêtre dans le présent registre, les pères des deux époux Daniel et Adam sont frères et Judita et Adam sont donc cousins. Un doute subsiste cependant car il n'est pas fait mention clairement, comme c'est généralement la règle, d'une quelconque dispense pour lien de parenté.
À Lubina, quelques rares mariages se faisaient avec des habitants de l'un des villages les plus proches, Bzince, Stara Tura (Vieille Tour), ou plus rarement encore Mijava, mais majoritairement on trouvait épouse ou époux au village. Il pouvait donc arriver que les partenaires d'un couple vivant alors à Lubina soient issus de familles déjà liées entre-elles avant leur mariage.
Avec ce mariage, un moment de joie et de bonheur a illuminé un instant une vie par ailleurs, comme on verra, terriblement difficile.
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19 commentaires
Hâte de lire la suite de cette comédie romantique: c’est mon côté midinette ! mais belle découverte des mœurs et du Folklore de la région et de l’époque.
Merci, Jacques, pour cette biographie vivante, qui m’a rendu presque présent auprès de ces personnes qui me sont inconnues. Tu as de très bons souvenirs d’enfance: cette exploration d’armoire a dû te marquer. Dommage pour la destruction de cette jolie robe de mariée!
Je me rappelle aussi que tu m’as dit, il y a quelques années, les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?
Merci, enfin je vais connaître un peu l’histoire de Maman. Déjà j’ai appris l’histoire de la robe de mariée
Je me souviens de cette armoire située dans la petite chambre toute en longueur côté droit de la maison en bois.
Une armoire immense dans mon souvenir, en bois verni de couleur sombre mais pas d’y avoir fouiné. Elle était toujours fermée.
Jacques Laschet disait : “tu m’as dit […] les difficultés de faire ta généalogie maternelle. Question: est-ce que depuis les actes ont pu être mis en ligne?”
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Ma réponse : Les pages que je publie sont justement des éléments de ma généalogie maternelle. Les registres des églises de Slovaquie ont été numérisés et mis en ligne par les Mormons. Comme tu peux voir, j’ai trouvé les actes de mes grands-parents Judita et Adam, ainsi que des traces écrites de leurs déplacements (voir dans la suite). Pour les générations plus anciennes, cela se complique à cause du manque de précision des infos des registres : diminutifs au lieu des prénoms, changement de la graphie quand le scripteur change, passage du slovaque au hongrois puis au latin… Mais globalement, je suis certain de l’origine paysanne pauvre de ma famille du côté maternel. C’est tout à fait “raccord” avec l’origine paysanne pauvre de ma famille bas-normande du côté paternel.
Merci, Jacques, pour ta réponse. Pour mes propres recherches généalogiques au niveau des registres paroissiaux je rencontre, comme toi, de nombreux obstacles: manque de détail sur l’identité et les origines des parents, homonymie, langues, graphies etc. Le registre de l’état civil a été mis en place dans ma région natale vers 1796, faisant suite au rattachement en 1794 à la République Française, ce qui a bien réduit la plupart des difficultés, même si au début il demeure encore des imprécisions, comme l’âge estimé sur acte, voire parfois des erreurs d’identité, qui iront en diminuant dans la seconde moitié du 19ème.
De mon point de vue, non plus, aucune branche ne mérite d’être négligée, qu’elle soit maternelle ou paysanne pauvre. Ces petites gens qui nous ont précédé gagnent tous à être connus autant que possible, puisqu’ils sont les racines de ce que nous sommes… Et donc je constate que tu fais un travail très approfondi dans ce cadre, un exemple à imiter!
Si je comprends bien le système ressemble à de l’esclavage consenti !
À propos des voyages en train…
La gare d’Anvers-Central est une merveille architecturale, que j’ai visitée plusieurs fois. Mais ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!
Moi qui n’ai jamais posé les pieds sur le continent américain, je suis admirative de ces migrants qui ont eu l’audace et l’énergie nécessaires pour traverser toutes ces épreuves à l’époque (d’autres migrants ont le même courage aujourd’hui avec souvent des drames à la clé).
Bonjour.
Jean-Claude a écrit “… le système ressemble à de l’esclavage consenti". Ma réponse : Je ne vois pas bien à quel système tu penses ? S’il s’agit du “système” qui consiste à faire venir des migrants pour travailler, alors j’entrevois deux réponses possibles : 1/ nos pauvres paysans consentent à émigrer contre la garantie d’un salaire décent et on peut considérer que le travail les libère. 2/ comme tous les ouvriers, ces migrants ne choisissent pas vraiment leur travail, mais par nécessité ils louent leurs bras à un employeur qui fixe les règle. En ce sens, le travail les asservit.
Jacques Laschet a écrit : “… ces voyageurs de la 3ème classe passés au vinaigre et au benzène, vraiment ?!". Ma réponse : Si tu t’inquiètes pour la réputation de ton pays, je te rassure, comme je le précise ces traitements sont délivrés sous la responsabilité des compagnies maritimes à la demande des autorités américaines. Le gouvernement belge a refusé de s’en mêler. Plus généralement, tout ce que je rapporte provient de sources que je considère fiables. En l’occurrence, ta remarque m’a conduit à corriger le terme “benzène” en *benzine* (ce n’est pas la même chose). Il est possible que l’auteur initial (anglophone) n’ait eu qu’une connaissance sommaire de la chimie (ou de l’orthographe) ? Quant au vinaigre, je ne vois rien de choquant. Quand j’étais enfant (écolier), ma mère me rinçait la tête au vinaigre.
Merci, Jacques pour ces précisions. Loin de moi de mettre en cause tes sources. Mais, comme toi, je pense qu’il y a une mauvaise traduction. En allemand Benzin=essence, et en néerlandais, benzin=benzine et benzine=essence. Dans tous les cas il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures de type alcane, et pas du tout l’hydrocarbure aromatique (au sens chimique) benzène qui est beaucoup plus toxique et très cancérogène. De nos jours l’huile de paraffine est encore utilisée, avec d’autres produits, comme anti-pou. En revanche, je n’ai rien à redire sur l’usage du vinaigre en friction.
Hello frère, merci pour le souvenir de ce voyage épique [en page 6, note de l’admin], mais tu as oublié de parler des nombreuses crevaisons subies durant le trajet où notre oncle y est allé de la rustine et de la pompe pour réparer ces ennuis. Car à cette époque pas de station service à l’horizon.
Coucou, et bien cette fois ci les larmes me sont venues en entendant la chanson tece voda tece. Je revois maman me la chanter.
Merci impatient de lire la suite. Un voile d’ombre se leve enfin sur l histoire américaine de la famille.
Je partagerai avec les petits.
Bise
Toujours aussi passionnant et très documenté; merci.
Merci pour ce nouveau chapitre. Juste un commentaire il est difficile de parler d’identité nationale slovaque dans le contexte pré WWI - le concept d’empire était très mouvant et je ne suis pas sûr que mes arrières grand-parents ayent fait la distinction entre ce qui est aujourd’hui la Slovaquie, l’Ukraine de l’ouest ou même la Hongrie. Il en est de même pour le terme slave qui englobe les russes et les slaves du sud (serbes croates etc)… À voir la dénomination exacte que tu as retrouvée dans les courriers originaux.
Merci Gregory pour ta lecture critique. Je ne pensais pas avoir parlé d’identité *nationale* slovaque. J’ai relu rapidement les pages publiées et je n’ai pas trouvé d’endroit où j’ai pu “déraper” ? J’ai prévu de tenter de justifier ce que j’ai raconté jusqu’ici, dans la dernière page (à paraître), mais tes remarques me font un peu anticiper. Je n’ai pour source familiale rien d’autre qu’un livre de messe que j’ai présenté ailleurs dans la partie “Généalogie” de ce site. Ses pages de garde n’apportent que des dates de naissance manuscrites et quelques enluminures. Dans les pages 4, 5 et 7 de la présente publication je montre des extraits des registres d’immigration aux USA qui stipulent que nos aïeuls Judita et Adam sont de nationalité hongroise et de “race” ou ethnie slovaque. Je me suis appuyé sur ces faits pour leur “inventer” un état d’esprit. Pour ma part, je ne doute pas que mes grands parents aient été conscients de leur place dans l’Europe de 1900. Mais je n’ai évidemment et malheureusement aucune preuve à te produire.
Voyage
Très intéressant la vie de tes ancêtres…….on se laisse emporter dans un tourbillon et on voyage avec eux.
Merci……
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